Dans tes livres, tu associes textes et peintures. Comment se déroule ton processus créatif ? Est-ce que c’est d’abord la peinture ? D’abord l’écriture ? Comment les deux arts se combinent dans ton travail ?
C’est une question que l’on me pose souvent. Elle est très intéressante parce que je n’ai pas toujours la réponse… Je dirais qu’il y a d’abord l’idée. Les mots sont là depuis longtemps en moi. Donc vient d’abord le texte, je crois. Par exemple, pour mon travail actuel sur La galeriste de Thessalonique, c’est le texte qui est arrivé en premier. C’était une histoire qui était là depuis très longtemps. Ce n’est qu’une fois le texte terminé que je me suis mise à travailler les toiles.
Mais c’est un peu différent parce qu’en général je fais beaucoup de toiles en intégrant du texte en icône. C’est ma calligraphie personnelle qui se tricote autour de mots isolés qui sont placés dans les petits dessins en bas des toiles. Elle donne le thème de la structure abstraite de la toile. Donc, j’écris, j’imprime des épreuves et je travaille le texte sur ces feuilles. Souvent, comme je suis vraiment dans l’immédiateté, je ne fais pas de plan et je travaille comme ça. Ce sont ces papiers qui restent qui s’intègrent ensuite dans les toiles. Il y en a partout, des papiers. Il y a aussi quand je prends des notes, quand j’apprends des langues… il y a des papiers partout, et ces papiers-là c’est comme s’ils me trouvaient. Après, j’apporte ma patte de graphiste. Voilà le processus : après l’écriture, il y a le graphisme et ensuite il y a la peinture. Ce travail en iconographie est ce qui me plaît vraiment le plus. C’est ma façon de m’exprimer la plus naturelle.
Le travail iconographique, c’est ça ?
Oui, ce que j’aime vraiment faire dans mon travail, c’est de passer par le graphisme. C’est-à-dire le texte déjà écrit ou en devenir — les toiles sont aussi en devenir — et ce qui reste des mots qui s’intègrent dans un processus d’iconographie… de petits dessins qui forment eux-mêmes un alphabet. Ces petits dessins émergent sur des feuilles de papier A4 dactylographiées ou écrites à la main. Ils sont une espèce de dynamisme graphique qui joue avec les mots du texte. Ils sont insérés en bas de la toile ; ça fait comme une bande.
Les petits dessins ont évolué dans le temps. J’ai commencé quand j’étais à Athènes, donc il y a 30 ans. Ils mesuraient 5×5 cm. Après, ils sont passés à 6 cm et, aujourd’hui, ils peuvent aller jusqu’à 8 cm… pas trop gros quand même. Chaque petit dessin est unique, il me parle. C’est comme un petit personnage qui fait une lettre. C’est ce que j’appelle mon alphabet particulier. C’est vraiment ce que je préfère faire en rapport avec un texte.
En général, c’est ça : un texte, le travailler et travailler en même temps les toiles. Mais pour le texte actuel, le prochain roman, le texte existe. Et je n’ai pas encore travaillé avec en iconographie. Je travaille sur des toiles, la série des chaussures rouges. C’est un travail de folie parce que je ne suis pas contente. Il y a trois toiles, elles peuvent passer par toutes les couleurs. Celle qui est rouge était d’abord verte, et ensuite elle va être passée à la douche pour être complètement descendue et renaître autrement, pour exprimer quelque chose qui est dans le texte… mais qui ne doit pas non plus être trop bavard.
Trop bavard…
C’est-à-dire que, en peinture comme en littérature, j’essaye d’être dans une concision extrême pour ne pas trop expliquer. Comprends qui veut ! C’est extrêmement travaillé. Les deux sont très travaillées. J’écris et après je relis et… au scalpel, je supprime des tas de choses, je remodule. L’important, c’est d’avoir un premier jet et ensuite de retravailler au scalpel, que ce soit littérature ou peinture.
Finalement, tu travailles le plus souvent textes et peintures en parallèle…
Oui et je passe facilement de l’atelier au bureau qui est juste au-dessus. Quand je suis dans un sujet, je suis à fond dedans. Et j’ai besoin de travailler régulièrement. Quand je ne travaille pas pendant plusieurs jours, je me sens mal. Je me sens coupable, je me dis : je dois ça à la Terre, je dois écrire.
C’est comme dans l’atelier, je n’ai pas toujours quelque chose à dire, mais il faut commencer. Après, justement, c’est le fait d’aller au boulot qui fait que la chose se modèle. Il faut s’attendre aussi à ce que ce soit mauvais au début. Mais je la pose et après j’y retourne.
Et quelles sont tes sources d’inspiration pour les textes ?
C’est très bizarre… j’ai 72 ans et, depuis longtemps, je me dis que j’ai des trucs à dire ; il faut que je les dise, il faut que je le fasse. J’ai plein de choses comme ça dans les tiroirs et il faut que j’en parle. Moi, j’adore la musique et la danse classique. Si j’étais à la retraite, je pourrais faire du violon et passer mon temps à danser. Mais non, je n’ai pas le droit, c’est vraiment un travail, j’ai une obligation à transmettre tout ça.
Il y a une forme de responsabilité à délivrer tous ces messages ?
Oui, oui… je me sens responsable. Il faut que je le fasse, et c’est bizarre, j’ai conscience que le monde pourrait continuer à tourner sans que je dise quoi que ce soit. Tous mes livres sont légers mais il y a aussi une grande profondeur. Gilbert de Dol par exemple, c’est profond et ça ne se voit pas comme ça, c’est un petit ours qui raconte, c’est sautillant… Mais c’est vraiment un questionnement sur le sens de la vie, sur le passage des gens sur terre… Quelle trace ils laissent ? Est-ce si important que ça ? Pourquoi il y a des gens qui sont importants et d’autres qui ne le sont pas ? Sans vraiment poser les questions, mais c’est en filigrane et on le comprend. Ce sont des thèmes que je ne veux qu’effleurer et je crois que, finalement, beaucoup de gens comprennent.
Et La galeriste de Thessalonique, c’est encore plus profond parce que je questionne : comment se fait-il que cette femme, Mirca Angel, qui a défendu des artistes reconnus, dont le sculpteur George Megoulas, n’a jamais été vraiment acceptée par la communauté artistique d’Athènes ? Parce que c’était une femme, parce qu’elle était d’origine juive, parce que sa galerie n’était installée dans le bon quartier d’Athènes ou pour d’autres raisons ? Il faut savoir que je connaissais bien Mirca, c’est la galeriste qui a organisé ma première vraie exposition avec un vernissage et plein d’invités.
Ce sont des sujets qui te touchent profondément. Peut-on parler d’autofiction pour tes textes ?
Oui, peut-être… je suis dans la fiction mais tout ce que je dis est vrai. Dans Makronissos, tout est vrai. Par exemple pour Alfred, j’ai traduit le texte avec la fille de d’Alfred. Elle m’a dit à un moment » là, t’as vraiment inventé ». Je ne me rendais même pas compte, c’était un détail, un petit détail. Mais tout est vraiment inscrit dans mon souvenir. Tout est vrai, c’est la façon de le raconter qui devient littéraire, parce que je prends une distance avec les évènements.
Dans La galeriste de Thessalonique, mon prochain roman, tous les épisodes qui sont relatés, dont certains peuvent être assez marrants, sont vrais. Je reste très discrète sur le nom des personnes dont certaines sont connues mais s’ils lisent le texte, il reconnaîtront des moments vécus. Alors autofiction, je ne suis pas sûre ! Mes textes sont une façon de mettre en littérature un ressenti basé sur des faits vécus. Mais les événements eux-mêmes ne m’appartiennent pas.
Je dénonce un peu dans les messages que je fais passer, je pointe du doigt des codes dont les gens ne sont pas conscients. Mais je n’écris jamais pour régler des comptes. Finalement, quand j’écris un livre c’est pour faire quelque chose de beau. J’ai une vraie quête d’esthétisme. J’y crois encore ! Aussi bien, en peinture, même si c’est particulier, c’est pour faire un geste qui va apporter quelque chose de bon, une espèce d’apaisement… tout en posant question.
Tu poses des questions. Mais est-ce que tu donnes des éléments de réponse ?
Non, je crois que c’est le lecteur qui les trouve. C’est comme des petites anecdotes, qui posent question, mais toujours sur la pointe des pieds. Parce que je ne règle aucun compte. Et je veux rendre hommage aussi. Je pense que Mirca Angel aurait été contente. J’aime bien les choses croisées, l’écriture, la peinture, c’est aussi une façon de croiser des destins. Ça me donne l’occasion de faire, par l’écriture, par la peinture, par ces petites icônes dont je parlais plus haut, des lieux de rencontre. Les personnages que je réveille, c’est comme s’ils rencontraient d’autres regards.
Le regard, c’est important. Dans beaucoup de mes toiles abstraites, quand on observe avec attention, on voit qu’il y a des yeux, il y a un regard.
Et tu écris pour toi ou pour être lue ? Tu peins pour toi ou pour être vue ?
C’est la même chose pour l’écriture et pour la peinture. Quand on est artiste ou qu’on est auteur, je ne crois pas qu’on puisse écrire que pour soi. On a envie d’être lu. C’est encore l’histoire du regard, on parle à quelqu’un, on veut établir un dialogue avec celui qui regarde une toile ou celui qui va lire le texte. D’ailleurs, maintenant, quand j’ai fini quelque chose qui n’est pas forcément abouti, je le donne à lire à quelqu’un pour voir s’il se passe quelque chose ; s’il y a osmose.
Et finalement, je crois que quelqu’un qui écrit, ou qui peint, se bat contre la disparition. Il veut essayer de laisser des traces, de sauver de l’oubli, pendant un certain temps au moins.
C’est laisser des traces de soi-même ou c’est laisser des traces des autres ?
En ce qui me concerne, c’est plutôt les autres. Beaucoup de mes livres sont écrits à la première personne, mais je parle assez peu de moi. C’est plutôt les autres, des gens qui ne sont pas forcément exceptionnels, mais qui le sont quand même. Comme Alfred, dans cette Allemagne égoïste d’après-guerre que j’ai connue où le nazisme avait été vécu par tous ces gens… c’était un être exceptionnel, d’une grande bonté, d’une grande générosité. C’est finalement assez rare. Mais c’est ça, je crois mon travail ; je parle des gens qui font attention aux autres.