« La surproduction : produire moins pour produire mieux ? » La question enflamme le petit monde littéraire français depuis plusieurs mois. Lundi 27 janvier, le Centre national du livre (CNL) organisait une table ronde consacrée au sujet. Des acteurs incontournable du secteur littéraire étaient réunis autour de la table :
- Cécile Boyer Runge, directrice générale des Éditions Points
- Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF)
- Renaud Lefebvre, directeur général du Syndicat national de l’édition
- Jean-Yves Molier, auteur, historien de l’édition et universitaire
- Mathieu Raynaud, directeur de la diffusion d’Harmonia Mundi
- Dominique Wettstein, directeur général de Gallimard distribution
Attention, ni l’environnement ni le social n’étaient à l’ordre du jour, il n’a été question que de surproduction. Et tous ont été d’accord pour dire qu’il y a un problème. Mais…
Le secteur de l’édition, un modèle économique dégradé
Jean-Yves Molier a ouvert le débat avec un état des lieux qui confirme la situation globalement dégradée de l’édition en France :
- Tassement en volume des ventes (depuis 2000)
- Doublement du nombre de nouveautés (et explosion des références en librairie)
- Part importante de la best-sellarisation (23% du CA)
- Concentration financière (les 10 majors font 80% du CA)
Or, cette réalité existait déjà en… 1850. Les problèmes se sont actualisés :
- Points de vente en baisse alors que la population française est en hausse
- Logique financière et non plus industrielle (depuis 1990)
- Hausse du nombre d’éditeurs
- Fragilisation du réseau des libraires
- Poids croissant des plateformes en ligne
En résumé, « le marché de l’édition ressemble à celui de la Formule 1 » : les plus puissants gagnent.
Maintenant, on fait quoi ? Maintenant, on reste calme et on écoute ce que disent les uns et les autres.
Sur-publication plutôt que surproduction littéraire
D’abord, il serait plus juste de parler de sur-publication et non de surproduction : il y a(urait) trop de titres plutôt que trop d’exemplaires. Et puis cette notion de surproduction est relative : par rapport à quoi est-elle mesurée ? Partout en Europe, les chiffres sont comparables, et la baisse des nouveautés en France depuis 2017 atteint 22%…
Parallèlement, le volume des impressions a diminué et celui des réimpressions augmente : on gère de mieux en mieux les flux, au plus près des réactions du marché. Depuis 5 ans, les offices (les livres envoyés « d’office » en librairie) sont en baisse, comme les retours, et les réassorts en hausse mais en quantités plus faibles. On pourrait croire que tout va bien, finalement. Sauf que non, pas tout à fait…
Un titre qui arrive sur la table d’un libraire n’y reste que 40 jours. Sachant que le libraire devra avoir lu 5,5 livres par jour pour absorber les rentrées littéraires d’octobre et janvier et qu’il aura reçu entre 50 et 60 représentants (les équipes commerciales des éditeurs) par mois en librairie ! On mesure ici l’oxymore qu’est, de fait, ce qu’on appelle une « industrie créative » quand la finance prend le pas sur la création… Le métier de l’édition reste avant tout un métier de l’offre (normalement), ce qui signifie qu’il n’existe pas de martingale, personne n’est capable de prédire le succès d’un titre. Et puis l’édition, comme beaucoup d’autres secteurs économiques, répond aux lois du marché et de la concurrence. Alors oui, certains acteurs copient ce que font les autres dans l’espoir de profiter du sillage d’un succès. Beaucoup d’éditeurs se sont engouffrés à l’époque dans la veine de Harry Potter, et aujourd’hui la « new romance » attire les foules… N’empêche, ça fait lire.
« Et avec ça, je vous en mets un peu plus ? » Oui, merci, mais pas plus haut que le fonds…
Le fonds, l’atout gagnant des grandes maisons d’édition
Si les années 2020, 2021 et 2022 ont été hors norme à cause de la crise du COVID, les suivantes ont pris de plein fouet les hausses des prix de l’énergie. Difficile pour n’importe quel éditeur de jongler avec des configurations pareilles, les risques qu’il a l’habitude de prendre à chaque nouveauté sont désormais décuplés. Et c’est là qu’apparaît le génie français : on y croit quand même, tant pis, on s’adapte et on continue. Avec les résultats que nous mesurons aujourd’hui. Les plus gros s’en sortent grâce à leur puissance financière, les plus petits résistent et se battent avec moins de moyens et plus d’audace. Et les grandes maisons bénéficient d’un avantage majeur : leur fonds. C’est le fonds qui fait gagner de l’argent aux libraires. Le poche vit grâce au fonds. Aux Éditions du Seuil, le fonds représente 50% du CA… Or, un fonds existe parce que le temps a accompagné l’œuvre littéraire. Les médias ont aussi leur part de responsabilité en jouant le jeu de la polarisation à court terme, du best-seller qu’il faut avoir lu parce que tout le monde en parle. C’est pourquoi L’Association pour l’écologie du livre propose aux librairies de faire la Trêve des nouveautés : prendre le temps de choisir les titres qui seront vendus, les nouveaux comme ceux du fonds.
Un dernier détail, cependant…
Et la lecture, comment va-t-elle ?
Vous aurez remarqué que ceux qui sont au cœur du système, ceux sans qui rien de tout cela n’existerait, ceux sur qui tout repose financièrement parce que ce sont eux qui payent de leur poche, brillent par leur absence autour de cette table ronde : la lectrice et le lecteur. Peut-être y a-t-il en effet une surproduction ou sur-publication, peut-être les éditeurs prennent-ils trop de risques, les auteurs écrivent-ils trop, le marché favorise-t-il les best-sellers, etc. ? Peut-être aussi tout cela tient-il au fait que de moins en moins de gens lisent ? Peut-être pourrions-nous d’abord nous interroger sur les raisons du déclin vertigineux de la lecture en France ?
Comment redonner envie de lire ?
D’abord en ne publiant pas toujours les mêmes choses (une libraire est intervenue pour insister sur le fait que « la nouveauté, c’est ce qu’on n’a pas déjà lu »). Ensuite en faisant en sorte que chaque achat soit bien désiré et non influencé par un marketing trop puissant et efficace. Enfin en vendant des livres à des prix raisonnables. Ce n’est pas pour rien que le livre d’occasion se vend de plus en plus.
Le dernier mot à Jean-Marie Laclavetine, auteur et éditeur
Caroline Broué s’est entretenue avec lui sur France Culture, dans l’émission À voix nue du 12 janvier 2025 (épisode 4/5, Le meilleur de son temps, à partir de 21’50) (si vous le pouvez, écoutez les cinq épisodes, c’est une merveille) :
« Ce que je redoute, c’est que si on réduit la production, on élimine ce qui ne se vend pas et qu’on aille vers des choix qui seront guidés plus ou moins consciemment par les lois du commerce et de la réussite. Ça, ça me fait peur. Je pense que nous ne sommes pas à l’abri, même nous, Gallimard, même au Comité de lecture, de laisser jouer comme ça des craintes plus ou moins conscientes, qui affleurent, de publier des livres qui ne vont pas marcher commercialement. Or, le problème, c’est que Gallimard a fait sa fortune avec des livres invendables. C’est ça qu’il ne faut jamais oublier. Nous avons été capables d’attendre avec une grande patience qu’une œuvre se déploie. Et il faut parfois attendre cinq ans, dix ans, quinze ans, avant qu’un livre ait du succès, qu’un auteur trouve son public. Et si on n’a pas eu la patience d’attendre, c’est une grande perte pour la littérature, pour l’édition. Encore une fois, Gallimard a fait fortune comme ça. Et ça, c’est le travail éditorial tel qu’il doit être pratiqué. C’est très difficile à faire comprendre aux jeunes générations, peut-être, ou à des gens qui sont formés différemment, qui conçoivent le travail éditorial comme une activité commerciale en grande partie et qui cherchent avant tout le coup, le livre qui va marcher instantanément, qui va casser la baraque. Mais ça ne peut pas être ça, l’édition. Quand ça casse la baraque, c’est une grande chance, et c’est merveilleux, je n’ai évidemment rien contre le succès, mais ça ne peut pas être notre axe de travail, notre priorité. Ça ne peut pas être ça. »
Et Cent Mille Milliards, dans tout ça ?
Eh bien, nous n’avons pas encore de fonds : ça prend du temps, et c’est pourquoi nous avons investi là-dessus en priorité depuis le début… Nous n’avons pas de best-seller non plus, pourtant nos romans peuvent tout à fait y prétendre car nous savons qu’ils sont beaux, exigeants, originaux. Mais nous sommes sereins. Avec l’impression à la demande que nous avons privilégiée dès notre création, nous produisons moins de CO2, nous n’avons aucune surproduction et ne subissons pas la hausse des coûts de l’énergie puisque nous n’avons aucun retour, aucun stock, aucun pilon. Et nos titres restent en permanence disponibles. Depuis toujours, nous investissons sur le temps, sur la nature et sur la beauté. Et sur la confiance de nos auteurs, de nos lectrices et de nos lecteurs. Ça vaut tout l’or du monde.
Photos : @ free stocks, Unspash & @ Dave Photoz, Unsplash