L’IA, intelligent ou pas ?
Comme c’est tentant d’écrire quelque chose sur l’IA, qui fait tellement parler d’elle en ce moment ! D’émettre notre sereine petite musique littéraire dans ce concert de fascinations et de peurs… Sans la moindre prétention, bien sûr, sinon celle de confirmer que nous nous sentons bien évidemment concernés par cette avancée considérable : Cent Mille Milliards est un éditeur de son temps, qui sait choisir et prendre le meilleur de la technologie pour apporter les réponses les plus appropriées aux défis actuels de l’édition (pas besoin de refaire ici l’argumentaire sur l’impression à la demande, par exemple). Cela dit, ce n’est pas une raison pour que l’IA vampirise régulièrement l’actualité technologique ET financière. Car on est quand même surpris par la quantité d’argent qu’elle attire, on n’est pas loin du trou noir financier : il faut lire les notes de Frédéric Filloux ou celles de Metamedia pour voir comme le business dépasse souvent la réalité…
Image générée par l’IA – @wikimedia
Voici déjà trois réflexions qu’il nous semble intéressant de porter à propos de l’IA (intelligente, ou pas)…
1. Le sujet de l’IA a été traité dans deux titres que nous avons eu la chance de publier :
- Demain, tous Estoniens ?, de Violaine Champetier de Ribes et Jean Spiri,
- Manifeste pour une IA comprise et responsable, de Jean-Paul Aimetti, Olivier Coppet et Gilbert Saporta, dont un version actualisée sortira très bientôt.
Le premier livre traite de l’administration en Estonie, qui a été entièrement digitalisée au service des citoyens. Lisons ce passage de l’introduction des auteurs : « Cette idée que demain les grandes entreprises du numérique seront les mieux à même, et plus que les États, d’apporter des réponses concrètes aux attentes des citoyens, doit pousser les États à s’interroger sur ce qui demain fera leur légitimité. En cela, l’exemple de l’Estonie peut nous parler de l’avenir de la France comme de celui de l’Union européenne. Et il peut apporter une réponse concrète à l’obsolescence des États traditionnels qui risquent de voir leur légitimité réellement ubérisée dans les dix prochaines années à travers le changement de civilisation actuel. L’ère numérique porte en elle des bouleversements sans précédent auxquels s’ajoutent les développements tentaculaires des GAFA qui se trouvent en mesure de fournir des services qui étaient jusqu’alors les prérogatives exclusives des États… »
Alors qu’en 2024, ce sont précisément des entreprises privées qui irradient notre quotidien avec leur vision et leur usage intéressé de l’IA, l’Estonie se place à la pointe de la réflexion éthique et réglementaire que soulève cette technologie. Que faisons-nous en France ou en Europe pour nous engager dans cette voie démocratique de l’usage des technologies numériques au service de tous les citoyens (et non au profit d’entreprises privées américaines) ?
Le second livre a été écrit par trois spécialistes des statistiques. Que vient faire ici cette discipline qui étudie la collecte, le traitement et l’interprétation des données ? Eh bien c’est elle qui modélise les algorithmes qui sont au cœur du raisonnement et du fonctionnement de l’IA. Lisons aussi ce passage de l’introduction des auteurs (court, cette fois-ci) : « Plusieurs considérations ont guidé notre rédaction : en amont et au-delà de l’IA, une partie de nos aphorismes s’applique en réalité à l’omniprésence du numérique dans le monde moderne ; étant donné l’importance des méthodes statistiques dans la plupart des algorithmes d’IA, de nombreux aphorismes traitent du bon usage de ces méthodes dont l’efficacité a été considérablement augmentée grâce aux progrès permanents des capacités de stockage et de traitement informatiques ; nous mettons souvent en garde sur la responsabilité des concepteurs et des utilisateurs d’IA, sans, pour autant, faire preuve d’idéalisme irréaliste… » De fait, l’IA repose sur des quantités de matériels et de technologies consommatrices de données et d’énergie, et cela ne fait que commencer. Comment saurons-nous adapter nos règles et nos habitudes à ces nouvelles méthodes de travail ? Que serons-nous prêts à sacrifier pour utiliser ces outils a priori plus efficaces, parce que plus rapides ?
2. Ce sujet de la rapidité nous amène à la deuxième réflexion. L’écriture, la lecture, l’édition sont des activités qui s’exercent sur le temps long. Cette caractéristique première explique sans doute leur inquiétant recul aujourd’hui, quand le monde s’adonne avec volupté aux effets de la vitesse. Évidemment, on nous serine depuis toujours que « le temps, c’est de l’argent ». On vient d’ailleurs de créer un « Label Création humaine [qui] certifie qu’un ouvrage a été conçu, développé et créé par le travail ardu, intentionnel et motivé de son auteur sans passage généré par des modèles de langage type ChatGPT, Bard ou Llama ». Moyennant finance, il pourra être apposé sur la couverture de l’ouvrage pour « certifier qu’[il] a bien été écrit par un être humain » (lire : un «Label Création humaine» pour garantir qu’un livre a bien été écrit par un humain). Allons bon ! Histoire de manifester notre esprit gaulois râleur et jamais satisfait, étonnons-nous qu’il aurait été plus agréable pour notre modeste espèce humaine, en général, et pour la famille des auteures et des auteurs, surtout, qu’un label « fabriqué avec de l’IA » soit plutôt créé et, pour le coup, bien payant… C’est fatigant, à la fin, parce que ce sont toujours les mêmes qui imposent leur vision qu’il est difficile de ne pas trouver limitée (pour ne pas dire autre chose de moins courtois). Si l’IA va vite et rapporte plus d’argent, nous savons aujourd’hui que ça ne fonctionne pas comme ça dans l’édition. Les dizaines de titres intégralement composés par l’IA proposés à la vente chaque semaine sur des plateformes en ligne ressemblent plus à une soupe lyophilisée (sans qu’on sache ce qu’il y a dedans) qu’à une boisson naturelle (et bio)…
3. Enfin, troisième et dernière réflexion (la plus courte, donc la plus importante !). L’IA nous intéresse tous parce qu’elle résout des problèmes que nous sommes incapables de régler. Et ce franchissement d’une limite jusqu’à présent impossible à atteindre nous fascine. Nous nous trouvons devant une boîte de Pandore. Dans ces cas-là, il est urgent de convier la créativité, de faire le pas de côté, de sortir du cercle, d’écouter l’intuition, bref, d’échapper au rationnel et au mental qui nous guident et régissent nos désirs matériels. Hervé Le Tellier, dans Le Monde, l’été dernier, nous a éclairés de son esprit oulipesque sur l’arrivée de ce phénomène avec « Moi et ChatGPT », une série en 5 épisodes jouissifs et tout à fait sérieux. Le dernier épisode évoquait le sujet de l’amour : « Nous ne sommes pas constitués pour affronter le monde virtuel. Depuis que la langue existe, nous ne parlons qu’entre êtres humains. Comment, en quelques mois, oublier ces dizaines de milliers d’années d’évidence, nous souvenir que notre nouvel interlocuteur ne pense pas, n’a ni sentiments ni états d’âme ? » Comme on me le disait l’autre jour : « Il ne s’agit pas pour nous d’être toujours plus productifs et efficaces, mais bien d’être féconds. » L’IA ne le sera jamais.