Associations libres

Son histoire de vie au cœur de l’Histoire du XXe siècle, sa vocation d’artiste éclectique, son processus créatif, ses inspirations et ses projets (encore à 86 ans !)… dans cette échange, Peter Kassowitz se raconte avec beaucoup d’authenticité. Le portrait de cette personnalité hors norme donne les clés de son style sans fioritures, parfois déroutant et toujours tourné vers un questionnement de notre humanité dans ce qu’elle a d’universel comme dans ses singularités.

Première question : d’où viens-tu ?

Je viens d’une famille juive d’Europe centrale, de Hongrie. Je suis un juif hongrois, j’ai porté l’étoile jaune et j’ai traversé la guerre. Aujourd’hui, je parle mieux le français que le hongrois…

Ta famille est hongroise depuis toujours ?

Mon père est né à Vienne, ma grand-mère maternelle était autrichienne, et mon grand-père paternel travaillait comme pâtissier à Vienne. À l’époque, c’était l’Empire austro-hongrois et, après la Première Guerre mondiale, ils ont vécu en Hongrie, à Budapest. Ma mère, elle, est la plus jeune d’une famille de neuf enfants et est née dans la partie orientale du pays. C’était une petite paysanne. Pour ma part, je suis né à Budapest, et je suis l’enfant unique de mes parents. Je me rappelle que nous avons aussi vécu à la campagne, dans un village d’artistes. Mon père était un personnage reconnu de la sphère artistique hongroise, très active à l’époque. Il était dessinateur caricaturiste, un des précurseurs en Hongrie du dessin animé. Ma mère ne travaillait pas mais était très occupée toute sa vie. Quand elle était jeune, elle a fréquenté les beaux-arts, elle s’est beaucoup investie dans ce domaine et aussi, plus tard, dans le mouvement psychanalytique. Il faut savoir que plusieurs grands psychanalystes freudiens sont en effet hongrois. Bref, mon père et ma mère étaient des intellectuels qui, d’ailleurs, se sont rencontrés à… Paris !

À Paris ?

À Paris, dans les années 1934-1935. Ils avaient des amis qui vivaient dans le milieu hongrois artistique parisien…

Et tu es né en 1938, et puis il y a eu la Seconde Guerre mondiale…

Mon père et ma mère se sont fait arrêter et ont été déportés, mon père à Mauthausen, ma mère à Ravensbrück… Juste avant, sachant ce qui allait se passer, ma mère avait appris qu’une famille acceptait de cacher des enfants juifs à la campagne et m’a amené chez eux, sans les connaître, avec ma petite cousine. J’ai traversé toute la guerre dans cette famille, plus exactement même, dans la cave. On sortait pour assister aux batailles aériennes entre les Alliés et les Allemands, ou lorsqu’il y avait des chevaux morts dans la rue que les gens découpaient en morceaux pour se nourrir. Ce sont des souvenirs extraordinaires. Et puis les Russes nous ont libérés. Mais ma mère a été libérée par les Américains. Or c’était terrible parce qu’elle n’avait aucune nouvelle de personne : ni si j’existais encore, ni si mon père allait revenir… Après, je me rappelle avoir assisté à l’âge de 6 ou 7 ans aux retrouvailles de mon père et ma mère : j’étais chez mon grand-père, je jouais dans la cour, et quelqu’un a dit à ma mère que son mari était là-haut, chez ses parents ; alors j’ai vu ma mère qui ne savait pas quand mon père allait revenir se précipiter et monter quatre à quatre les escaliers… C’est un souvenir d’enfance très précis… Mon père s’étant engagé avec les communistes dès son retour des camps, je me suis aussi mis à distribuer des tracts communistes, j’avais 8-9 ans. Ma mère, elle, n’était pas du tout politisée. Elle avait rencontré une femme qui avait connu Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie, et s’est beaucoup investie dans ce mouvement.

Et puis arrive 1956. Tu as 18 ans…

J’étais assez bon élève, j’avais passé mon bac, j’étais déjà entré à l’université pour étudier la littérature. En fait, j’avais échoué à l’académie des beaux-arts pour apprendre le cinéma alors que, depuis toujours, je voulais faire du cinéma. Comme j’avais aussi de la famille en France, une tante et un oncle, j’avais un peu appris le français avec la femme du rabbin dont les gros seins me fascinaient. Pendant les événements de 1956, j’étais tout le temps à manifester dans les rues, évidemment. Je circulais partout avec enthousiasme, puisque je m’étais inscrit à la faculté de lettres dans la section journalisme, et je suivais de très près tout ce qui se passait. Et quand je suis rentré à la maison après plusieurs jours, j’ai reçu une gifle historique de mon père qui ne savait pas où j’étais passé tout ce temps…

Pourquoi es-tu venu en France ?

Il y avait cette tante qui vivait à Paris, et moi je ne voulais pas rester en Hongrie… Et donc je suis parti de Budapest en 1956, avec un petit sac de vêtements et avec deux copains. Il faut savoir qu’on n’avait pas le droit de beaucoup voyager à l’époque, il y avait le rideau de fer. Mais la frontière était encore plus ou moins perméable à certains endroits pendant quelques temps à cause de la révolution qui venait de se terminer. Avec les copains, nous avons donc pris le risque de partir et de traverser la frontière sans savoir si nous allions arriver de l’autre côté, à Vienne. Nous avons trouvé un camion qui passait la douane, le chauffeur était d’accord pour nous cacher sous une bâche, et nous avons traversé la frontière comme ça, la nuit. Et j’ai eu la trouille de ma vie, parce qu’il était impossible de savoir ce qui allait nous arriver…

Tes parents savaient que tu partais…

Bien sûr, mes parents savaient que je partais. Nous avons d’ailleurs assez vite établi le contact, dès mon arrivée dans le camp de réfugiés près de Vienne où les Hongrois étaient accueillis comme des héros. En France, après avoir été hébergé par ma tante, j’ai tout de suite bénéficié d’une bourse d’étudiant et profité d’un logement à la Cité universitaire, et je suis très vite entré dans une autre vie. J’ai vécu pendant un an ou deux à la maison de la Norvège…

Et tu commences à travailler dans le cinéma…

Je suis entré au centre de recherche de radio-télévision, si je me rappelle bien le nom, où j’ai fait des petits films expérimentaux, des dessins animés, des films d’animation en papier découpé, etc. Parallèlement, je travaillais comme assistant opérateur d’un directeur de photo hongrois. Il vivait en France depuis un certain temps et connaissait mon père qui avait fait des affiches de cinéma. Comme j’avais toujours dit que je voulais faire du cinéma, je me suis inscrit à l’école du cinéma du lycée Voltaire où j’ai été admis. Évidemment, je ne parlais encore très bien français, et ce n’était pas facile… Après la Cité universitaire, j’ai vécu à l’hôtel Verneuil, près de Saint-Germain-des-prés, et longtemps traîné dans les cafés de ce quartier fréquenté par les artistes, et c’est comme ça que je suis entré en contact avec des gens du cinéma. Surtout, j’allais souvent à la Cinémathèque de la rue d’Ulm. Pour voir les films d’Eisenstein, comme Que viva Mexico, des choses comme ça… On commençait aussi à voir les films de Bergman à la Pagode. D’ailleurs, j’ai fait un court-métrage sur Steinberg qui est sorti à la Pagode, aussi. À la Cinémathèque, il fallait alors faire la queue et je m’y faisais une culture cinématographique en discutant avec les gens. J’aimais surtout les films japonais et américains…


Et pour les livres ? Quels sont tes auteurs préférés ?

La première traduction hongroise de Joyce : je dois être la seule personne au monde qui a lu James Joyce en hongrois…

Avec Saint-Germain-des-Prés, tu as fréquenté le Moulin d’Andé, aussi…

Oui, c’est vrai, le Moulin d’Andé est venu assez vite ! J’avais fait la connaissance de Maurice Pons, écrivain qui travaillait au Moulin d’Andé et vivait plus ou moins là-bas. C’est lui qui m’y a amené pour faire un film expérimental. Quand on y allait, on rencontrait plein de gens, on faisait connaissance. Georges Perec y a beaucoup écrit. L’endroit était vraiment considéré comme un lieu d’avant-garde et la propriétaire du Moulin d’Andé comme une vraie mécène des arts, de la littérature et du cinéma.

Comment viennent les idées quand tu écris un scénario ou un roman ?

C’est venu petit à petit, au fur et à mesure que j’ai appris le français pour travailler… Et pour écrire mes histoires, ça vient devant la machine à écrire, tout bêtement. Au départ, je n’ai jamais les idées très claires, en fait. Ça vient en travaillant. Et c’est la même chose entre écrire un scénario et écrire un roman : ça se passe devant la machine.

Tu ne fais pas de plan au départ ?

Si, j’en faisais sur mes premiers courts métrages expérimentaux. Mais pour Au bout du bout du banc, mon premier long métrage, je me suis lancé dans une rédaction, directement à la machine… Il m’est arrivé d’écrire avec d’autres co-scénaristes, mais ça revient au même. C’est un scénariste de Truffaut qui m’a pris sous son aile à un moment, m’a appris le métier et m’a fait travailler sur mes premiers textes. Je n’y connaissais rien en scénario…

Tu prends aussi des notes ? Sur des petits carnets ? Au café ? Tu te lèves la nuit pour noter tes idées ?

J’ai noté pendant très longtemps mes inspirations sur des carnets que j’avais avec moi partout où j’allais. Je notais des idées de scénario, tout ça. Et puis après j’ai arrêté parce que je suis entré dans le métier du cinéma…

Dans les livres que nous avons publiés, il y a toujours un personnage qui s’appelle Félix…

Félix, c’est mon père ! Mais les personnages n’ont rien à voir avec lui : j’aime ce prénom, qui signifie « heureux ».

À propos de ton père, tu fais aussi comme lui des dessins, dont certains sont en couverture de tes livres…

Ah, ça c’est une incursion dans le génie de mon père… Dans le trio que nous formions avec mes parents, le génie, c’était mon père, qui était aussi très connu pour son talent. Disons que mes dessins sont une manière pour moi de pénétrer dans son univers, de me placer dans son ombre, comme si je m’autorisais à m’élever à son niveau. Mais ce n’est pas facile de se mesurer à son père ! Je dessinais souvent, j’y consacrais beaucoup de temps, ce que je ne peux plus faire aujourd’hui car ma main n’est plus assez sûre, assez ferme. Mais je ne sais pas, au fond, si je ne préfère pas écrire, quand même…

Quels messages souhaites-tu transmettre dans tes films ou dans tes livres ?

Je ne sais pas… Je n’ai pas ce qu’on pourrait appeler un message conscient. C’est un jeu, en fait, pour raconter des histoires. Je ne peux pas dire que j’ai une vocation d’écrivain. Tout ça est venu très lentement… Je vais te dire comment c’est venu : avec les premières machines à écrire électriques et surtout avec l’ordinateur. À partir du moment où j’ai eu un ordinateur et où j’ai pu taper des textes, j’ai vraiment commencé à écrire, plus précisément j’ai osé commencer à écrire un scénario ou une histoire complète.

Quelle est la part de réalité ou, au contraire, d’imagination dans tes histoires ?

C’est difficile à dire… Je m’exprime complètement à partir des idées qui naissent dans mon esprit, mais je ne peux pas te dire si je peux prétendre à une inspiration vraiment artistique, consciente, rectiligne. Alors, oui, certaines histoires peuvent être inspirées des voyages que j’ai faits…

Par exemple, ton prochain texte, qui s’intitule Associations libres, s’inspire de situations que tu as vécues…

Oui… Parce qu’à l’époque j’étais intéressé par la psychanalyse. J’avais rencontré un analyste qui était le pape des analystes jungiens – je ne sais même plus comment j’ai pu faire sa connaissance – et qui m’a appris ce qu’est la psychanalyse jungienne. J’avais aussi déjà fait un film, un semi-documentaire, qui s’inspirait de ce sujet.

Ton dernier scénario est une adaptation d’un roman de Romain Gary, le dernier publié sous le nom d’Émile Ajar : L’angoisse du roi Salomon. Pourquoi une adaptation de ce titre-là, et pourquoi pas une création originale ?

Parce que Romain Gary est mon dieu ! C’est l’intelligence faite homme ! Et puis j’avais déjà fait des téléfilms qui étaient des adaptations de romans. Mais L’angoisse du roi Salomon, je l’ai traîné pendant des années et des années, sans parvenir à en faire un film… Alors que ce texte est tellement brillant, c’est une œuvre incontournable ! J’adore ce bouquin de Gary. J’ai aussi eu la chance de rencontrer Romain Gary qui habitait la même maison qu’Alexandre Trauner, le décorateur de cinéma, d’origine hongroise, que mon père connaissait.

Au fond, tu préfères l’adaptation d’un livre au cinéma ou un scénario original ?

Je préfère l’adaptation. Parce que le boulot est déjà fait, souvent. Quelqu’un a déjà travaillé, après il suffit seulement de ne pas le trahir. Ça demande de faire des choix, on ne peut pas tout mettre… Mais les personnages sont déjà là, les situations aussi : il ne reste plus qu’à adapter un projet achevé. Ce que je dis là n’est pas si évident, si conscient… En fait, tu me poses une colle ! Il faudrait que je reprenne toutes les adaptations que j’ai faites pour voir comment j’ai évolué au fil des livres et des rencontres… Si je prends Jacob le menteur, par exemple, Didier Decoin et moi avons adapté cette merveille de roman de Jurek Becker, mais ça a été toute une aventure parce que Christine Gouze-Rénal, la femme de Roger Hanin et sœur de Danielle Mitterrand, voulait le produire au même moment…

Combien de temps se passe entre l’écriture d’un texte et la sortie ?

En fait, je me lance dans mes textes dès qu’ils me viennent à l’esprit. Par exemple, j’ai écrit Associations libres, à propos de psychanalyse, au moment où je découvrais l’analyse jungienne. Même chose pour La probabilité du réel : j’ai eu cette idée de SDF meurtrier dans Belleville et je m’y suis mis tout de suite. D’ailleurs, dans cette histoire, c’est le titre qui est beau : La probabilité du réel… En réfléchissant à tout ça, je réalise que mes amis hongrois étaient tous dans l’ethnologie, et ils m’ont beaucoup appris. L’ethnologie est quelque part la science de base qui a complètement inventé la pensée moderne.

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