Schizoquelquechose est ton premier livre…
Premier livre, oui, mais pas premières poésies. Longtemps, l’enjeu a été pour moi de trouver ma place dans la société grâce à mon propre travail de création. C’est vrai qu’écrire est une activité qu’on peut pratiquer tous les jours partout alors que la musique exige beaucoup d’entraînement et un environnement plus propice. Pour composer des poèmes, il faut se confier sans arrêt à son papier jusqu’à donner à l’ensemble la forme d’un livre, étape que je n’avais jamais franchie. Et je suis très heureux que cet objet existe aujourd’hui.
Pourquoi de la poésie et pas un roman ou des chansons ?
Ah, les chansons… Je vais essayer d’abréger le sujet : ce n’est pas qu’il n’est pas intéressant d’en parler, j’ai déjà écrit des chansons, disons qu’il a toujours existé à ce propos un conflit qui m’a coupé l’envie d’y aller… J’ai joué de la musique dans des groupes, mais c’est comme s’il y avait un mur invisible qui m’empêchait d’aller plus loin dans cette direction. Alors que j’ai toujours écrit. J’ai toujours été réconforté par l’écriture. J’écris tous les jours, je m’adresse des lettres, j’écris des mots, des pensées, des choses comme ça… Parfois, il y a de petits éclats qui sont déjà des vers, déjà des petites phrases frappantes, de jolis textes courts ou même des poèmes entiers, des fulgurances. À d’autres moments, il y a la véritable écriture, dans laquelle je ne m’étais jamais engagé : reprendre les textes, aller un peu plus loin avec chacun, plus profondément, avoir des petits rituels pour vraiment s’y consacrer pendant plusieurs heures dans une journée et laisser les choses s’exprimer, parce qu’elles viennent de l’intérieur mais aussi de l’invisible autour de nous.
Je me permets d’insister un peu sur la chanson : quelle est la différence avec la poésie ? N’est-ce pas un peu la même chose : des textes courts pour exprimer des choses qu’on ne peut pas dire autrement ?
S’il y a un lien commun, c’est la musicalité. Elle se retrouve dans la poésie dans la mesure où l’auteur fait un effort pour que ses mots s’enchaînent de la façon la plus esthétique. Aujourd’hui, je m’émancipe souvent des rimes parce que je n’y trouve plus de sens, cela apporte aussi une forme d’accessibilité, mais il y a toujours les allitérations et une musique intérieure dans les vers. La musique, elle, est vraiment un autre métier. J’ai joué d’un instrument, et il est plus évident de parler de celui-ci que de composition : le piano, la guitare, la batterie… Et là où on parle d’instrument, y compris de la voix, ces choses nécessitent un travail quotidien et un engagement permanent, du moins à haut niveau. Sans dénigrer la poésie, elle donne plus facilement accès à la flânerie…
Il arrive que les chansons racontent des histoires, ce qui est moins fréquent dans la poésie, qui met plus en jeu les sentiments, les impressions, l’invisible…
Il n’y a pas de règles. Deux exemples. Les beatniks, évidemment, ont été une vraie influence pour leur modernité et pour leur mélange entre sagesse et personnalité détraquée. Ils racontaient souvent des histoires, comme des instants dérobés au temps. Inversement certains compositeurs de grandes musiques ont repris des méthodes de cette génération. Je pense à William Burroughs qui utilisait la technique de cut-up, qui consistait à découper des textes et les mélanger de manière complètement hasardeuse. Thom Yorke, de Radiohead David Bowie ou même Kurt Cobain ont repris cette méthode. Je l’ai moi-même parfois utilisée. Et puis il y a des gens qui écrivent des chansons comme Leonard Cohen : de la poésie qui dure 30 minutes, avec des couplets à l’infini qui racontent des histoires avec du sens caché, des symboles et tout ce qu’on peut trouver dans les codes de la poésie.
Comment as-tu découvert la Beat Generation ? Pourquoi cette génération des années 1950-1960 et pas une autre influence ?
Encore une fois, on me dit souvent ça parce qu’on aime bien connaître les références des uns et des autres, mais j’ai beaucoup d’autres influences, bien sûr. Mes premières amours en poésie étaient, de manière très clichée, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Goethe, Rilke, Blake pour ne citer qu’eux : tous ces gens qui vivaient à une époque où les règles de la poésie étaient différentes de celles que nous connaissons et qui sont impossible à transposer aujourd’hui. Ce qui m’a vraiment marqué avec la Beat Generation et des poètes comme René Char, qui a été au-delà du romantisme et du vérisme qu’il y avait avant (et que j’ai un peu repris à un moment même s’il était dépassé et un peu lourd à lire aujourd’hui), ce que j’ai vraiment aimé, c’est la modernité de Kerouac. Souvent, c’est celui que j’aime citer. Encore une fois, avec lui, il y a ce conflit entre la sagesse inspirée de l’Orient, qui vient de l’intérieur et tire cette envie d’être posé dans la compassion, et puis en face, le monde extérieur, qui bombarde constamment tout ça à coups de paranoïa, de dures ou fausses nouvelles, de manque de confiance, de misanthropie… Comme tout le monde, on est parfois complètement seul sous ce matraquage permanent. Et le point de rencontre de toutes ces choses-là, chez moi, c’est l’écriture. Chez d’autres, c’est sûrement autre chose. Mais c’est ce conflit-là que j’aime bien et que mon livre reprend. Je ne l’ai pas choisi, j’ai écrit les poèmes les uns après les autres, je ne les ai pas déclinés d’après le titre.
C’est un conflit et aussi une révolte…
La révolte, c’est de ne pas laisser ça nous couler. Ce que j’ai eu tendance à faire pendant longtemps. Je ressors des carnets écrits quand j’avais 16 ans ou 20 ans, et c’est toujours la même histoire : pourquoi mon corps persiste à faire des choses que ma tête ne veut pas faire ? Le sentiment de révolte tient au fait qu’on ne coule pas. Combien de gens qu’on connaît ont « survécu » à ça, pour combien d’autres, dont on ne saura jamais ni le nom ni l’identité, qui se sont fait avoir ?
À cette époque-là, certains utilisaient des moyens pour accéder à des niveaux supérieurs de sensibilité, de compréhension : l’alcool, le tabac, les drogues…
Il y a tout un mythe sur les drogues qui peuvent aider à atteindre des niveaux de créativité. Sûrement que, pour les gens très créatifs, ces voyages ont permis de manière artificielle d’y parvenir. On parle des Doors, de Baudelaire, à propos de la manière de percevoir et de ressentir les choses. Et moi aussi, je l’ai fait en fumant de l’herbe ou d’autres substances parce que je pense qu’il est intéressant de rencontrer cette voix intérieure qui se fait alors beaucoup plus forte. On ne sait même plus si c’est la sienne ou une voix extérieure, omnisciente, qui formule de telles pensées. Évidemment, beaucoup de gens s’imaginent que la drogue peut suffire à faire ça. On pense à Rimbaud et l’alcool, la drogue, c’est bien, mais à 7 ans, il parlait déjà grec et latin… C’est plus facile de se détraquer l’esprit quand on a déjà une base bien construite, qu’on sait ce qu’on veut faire en matière de poésie, de musique, de sculpture, de tout ça. Il s’agit plus de diversifier sa propre perception que d’accoucher.
Tu dis que tu écris tous les jours : c’est une astreinte, un besoin, un plaisir ? Que se passe-t-il si tu ne le fais pas tous les jours ?
J’essaye d’écrire tous les jours. Beaucoup de gens conseillent d’écrire ne serait-ce que trois lignes chaque jour. Mais je ne sais pas si d’autres personnes qui écrivent se reconnaîtront : j’ai du mal à le faire par obligation. Pourtant, j’aime la discipline, mais j’ai souvent ce trouble à l’idée de devoir écrire. En fait, j’écris dès que quelque chose me passe par la tête : parfois des petites pensées, parfois des choses qui surgissent… J’ai un carnet que j’utilise le plus régulièrement possible : j’inscris la date dessus et reprends quelque chose qui s’est passée ou qui m’est venue à l’esprit. Alors est-ce que c’est nécessaire pour quelqu’un comme moi ? Oui, parce que, en toutes circonstances, je l’ai fait depuis le plus jeune âge, déjà quand je m’écrivais des lettres à moi-même. Parce que j’aime la solitude. Parce qu’on y retrouve un peu ce truc qu’on a quand on lit un livre : quelque chose sur du papier qui s’adresse à nous. C’est vrai que, quand j’écris, un dialogue intérieur avec une petite voix vient qui sonne juste et, oui, je l’aime bien.
Quand tu écris tous les jours, tu le fais à la main sur des bouts de papier, des carnets ? Comment procèdes-tu ?
Essentiellement à la main. J’ai des carnets, des papiers, des blocs… Et parfois j’écris sur le mobile. Parce qu’évidemment, c’est toujours le truc qu’on a dans sa poche ! Pour noter le petit élan d’une pensée qui surgit devant quelque chose, comme pour prendre une photo instantanée de l’esprit. Mais, le plus souvent, je préfère quand même le carnet et le stylo.
Et tu gardes tout ?
J’ai du mal à jeter, c’est vrai ! Est-ce que pour autant je garde tout ? J’imagine que, parfois, il y a des petits secrets qui partent à la poubelle… Et puis il y a quand même du déchet qu’on prend plaisir à rayer, froisser et faire disparaître. Une épuration nécessaire. Je vois aussi dans ma manière d’écrire qu’il y a tous ces livres que je suis en train de lire, et je ne sais pas quelles choses sont alors ultra spontanées et que je dois creuser un peu. J’ai parfois six ou sept livres sous la main, je note machinalement des listes entières de mots qui m’interpellent dans mes lectures. J’imagine qu’elles serviront un peu de palettes à mon écriture…
Comment savoir si ce que tu as écrit est mûr, publiable, ou pas encore ?
Est-ce qu’on le sait vraiment ? Il y a peut-être parfois seulement cette idée qu’une forme est finie quand on l’accepte telle qu’elle est, qu’on n’a plus rien à lui ajouter ou lui enlever. Aujourd’hui, j’essaie surtout de véritablement de plonger en permanence dans l’existentiel et m’attache à cette poésie qui essaye de résoudre quelque chose en moi, même si j’ai des écarts et compose aussi des choses beaucoup plus légères.
Qu’est-ce qui fait qu’une pensée écrite n’est pas achevée et mérite que tu travailles encore dessus ? Comment sais-tu qu’un texte est terminé ?
Je continue de relire mes textes aujourd’hui : je serais capable d’y apporter encore des corrections ! Parce que l’esprit est changeant, tout le temps… Je pense que, si je pouvais, je modifierais encore certains textes. C’est achevé pour moi quand ça a du sens, en tout cas quand ça continue de me parler dans le cœur. Et je crois que j’ai aussi appris à prendre de la distance : d’un jour à l’autre, je suis capable de tout jeter… Je connais, j’entends des artistes qui sont comme ça. J’ai aussi cette forme d’instabilité : à tout moment, je peux tout dégager parce que ça ne vaut rien. Et c’est le moment où on se tourne vers les autres pour regarder du coin de l’œil si quelqu’un est touché par ce qu’on a fait. Ce qui prime, peut-être, c’est le moment où on se dit : « Allez, j’arrête. T’as donné le meilleur de toi sans tricher, sans te cacher. » C’est ni plus ni moins quand on pense qu’on a été authentique et juste dans ce qu’on a écrit et qu’on l’a bien aiguisé. Et puis la vie est encore là pour écrire d’autres choses et se rapprocher toujours un peu plus de ce qu’on cherche.
Ton premier recueil de poésie s’intitule Schizoquelquechose. D’où vient ce titre ?
J’avais deux ou trois titres qui n’étaient vraiment pas super, et une après-midi, j’étais sur ma terrasse à fumer de l’herbe et, je ne sais pas, le titre est simplement venu et, quand il est apparu, c’était ça et pas autre chose. C’est ce côté de la créativité qu’on rencontre souvent, l’impression d’être le canal d’une conscience beaucoup plus grande qu’il ne faut pas chercher à s’attribuer. Il y a beaucoup d’artistes dans la musique qui parlent comme ça : Quincy Jones, Michael Jackson, Pharrell Williams, qu’on les écoute ou pas, disent qu’il est important voire nécessaire de laisser une place à des choses qui nous sont supérieures. Ce qu’on écrit, ce qu’on joue paraît tellement évident qu’on a l’impression de l’avoir saisi dans l’air, plus que produit. Se laisser habiter.
Le mot « schizo » n’est pas anodin…
Là, pour le coup, c’est vraiment pour exprimer la dualité, le conflit qu’on peut avoir en soi. Je ne souffre pas de schizophrénie, si certains se posent la question ! Il y a seulement ce truc entre ce qu’on fait, ce que le corps fait pendant longtemps, en tout cas, et cette petite voix à l’intérieur qui murmure en soi et à quel point on lui fait de la place. Personnellement, je lui en fais beaucoup. Parce que j’ai un côté solitaire : j’ai eu des moments de solitude dans ma vie, certains véritablement profonds, très différents avec l’idée d’être solitaire. Il y a alors cette petite petite voix intérieure qui accompagne et peut se faire plus ou moins forte. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une forme de dissociation maladive ! C’est quelque chose qui peut s’exprimer intérieurement, et il faut alors absolument avoir des papiers sous la main pour noter…
Avec les influences littéraires, certains lieux t’inspirent-ils aussi ?
Les lieux ne me sont pas une inspiration directe. Toutes les formes de voyage apportent toujours des choses nouvelles. Alors j’ai beaucoup aimé le Japon. C’est un pays où, au-delà de l’inspiration, la culture m’a autorisé à relâcher mon attention pour que mon esprit soit plus libre. Il y a une vigilance que je mets de côté là-bas, j’éprouve moins le sentiment d’oppression… Peut-être est-ce l’exotisme ou parce que ce pays a quelque chose de particulier ? J’ai beaucoup aimé y aller professionnellement et j’y retourne encore très régulièrement. D’ailleurs, je ne suis pas le seul à aimer le Japon… C’est vrai que ma génération a grandi avec la culture japonaise à toutes les sauces, avec les mangas, l’animation etc. Les influences sont vraiment nombreuses. Et des cinéastes comme Akira Kurosawa sont pour moi des très grandes références, comme les auteurs de haïkus, dont Basho. J’ai aussi découvert le kabuki, c’est très puissant. Leurs philosophies et leurs approches m’ont beaucoup apporté. Je suis en train de lire L’éloge de l’ombre, de Tanizaki, qui me parle infiniment. Même si le Japon et certains lieux en général m’inspirent, je ne me sens pourtant pas du tout attaché aux endroits : je trouve ma place partout et nulle part, en permanence…
Maintenant que ton livre est publié, il ne t’appartient plus. Pourtant, tu l’as écrit pour toi. Quel effet ça te fait ?
J’écris toujours pour moi, avant tout. C’est une parole d’artiste un peu banale, mais il n’est jamais bon d’écrire pour les autres, en tout cas pour leur faire plaisir ou pour reproduire un succès. Mais il y a le moteur qui est l’envie de partager. Et quand on a envie de partager, il faut rester soi-même, dans sa totale vulnérabilité à tout. C’est peut-être quelque chose qui pourrait faire dire qu’on est courageux, parce qu’il ne faut vraiment pas tricher. Après, j’aime cette pensée, qui n’est pas de moi mais que je trouve très juste, qui dit qu’en partageant l’art et, dans l’absolu, toute forme de création on entre en co-création avec le monde entier. Quel que soit le métier de chacun, apporter quelque chose au monde fait participer à la création de la totalité. Si ce qu’on sait faire, c’est de la poésie, alors il faut le faire le mieux possible et de tout son cœur, parce que le monde n’existe pas sans nous, sans chacun d’entre nous.
Est-ce que le fait d’avoir publié te libère un peu plus dans ta créativité, dans l’envie d’aller plus loin dans l’écriture ?
J’avais confiance dans mon écriture mais la publication m’a obligé à m’élever et a vraiment ajouté de la consistance, de l’assurance. Et puis qu’il y ait des personnes qui misent sur mon travail, c’est forcément très agréable parce que ça traduit une forme de réception. C’est un partage vraiment plus direct, pas celui d’auteur à lecteurs, mais de celui qui aime faire à celui qui aime écouter. En tout cas, oui, je continue d’écrire, et il y aura d’autres livres… Si ce n’est pas le premier art auquel j’essaye de me confronter et de me confier, c’est vraiment celui sur lequel je suis le plus à l’aise. Il y a le plaisir de l’écriture et l’effort de la réécriture, et ils ne s’en vont pas.
Ton prochain livre sera dans la ligne de celui-ci ou totalement différent, parce qu’issu d’autres inspirations ?
C’est difficile à dire parce qu’on dit que les artistes doivent toujours apprendre à se renouveler pour ne pas se copier eux-mêmes. Mais bon… La poésie reste quelque chose de verbal, un peu à part dans tous les arts. On dit que tout le monde est capable d’écrire un roman. La poésie ne nécessite pas de technique, comme la peinture ou la musique. Maintenant, il y a une influence dont je parle rarement alors qu’elle est finalement peut-être la plus importante pour moi : c’est Hermann Hesse. Hermann Hesse est pour moi l’écrivain qui a véritablement tout changé depuis le début. Ce que j’aime chez lui, c’est sa capacité à choisir n’importe quel sujet. Ce ne sont pas tant les histoires elles-mêmes qu’il raconte, mais la façon qu’il a de sonder l’intérieur profond de l’enfant, du trauma, de la douleur dans le but d’interroger sur l’existence et de toujours confronter tout ça à la réalité. Pour moi, cette matière est inépuisable. Alors qu’est ce que je peux dire ? J’ai lu un passage qui me revient souvent et qui peut-être influencera mes prochains écrits ?
Tu dessines aussi un peu…
Alors je ne dessine pas, je fais ça à mes heures perdues, en vérité. Je dessine avec une amie, à distance. Nous avons un projet qui devait être une bande dessinée, mais je crois que ce sera de l’illustration accompagnée de textes. C’est vraiment quelque chose qui est arrivé comme ça, comme une cerise sur le gâteau. Un jour, aussi, je referai de la musique, peut-être. En tout cas, la poésie avant tout, aujourd’hui, heureusement.