Avec Tombées de nuit, Sahanah Margaux Emilian signe une première œuvre poétique pleine de grâce et de profondeur. Son écriture vive, puissante et sensible témoigne d’une intelligence et d’une audace, empreintes d’innocence. Il n’y a que la poésie qui sache mettre les mots là où nous n’osons pas les attendre…
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Par où commencer… je suis née à Madagascar en 1999, j’ai été adoptée par des français à l’âge de deux mois donc j’ai toujours vécu en France. Mais justement, Madagascar a eu une position un peu particulière, comme extérieure à ma vie, aux mœurs en général en France. C’est assez étrange, une position d’outsider. Dès toute petite, j’ai énormément réfléchi sur ce qui m’entourait. Ensuite, j’ai toujours eu beaucoup de velléités et d’attrait pour les lettres. J’étais très, très mauvaise en maths !! Il a été dit que j’étais Hpi, je n’ai jamais fait le test. J’ai quand même été dans un lycée de surdoués, Michelet à Nice, où j’ai fait une quatrième et une troisième dans la même année. Ça a été le lieu où je me suis sentie la plus comprise par le système éducatif. En fait, j’ai toujours eu ce truc envers les cadres que j’ai jamais compris. Avec les années, l’écriture m’a permis de m’en moquer ou de décider de rétablir un dialogue entre ce que j’appelle « l’autour » et moi. D’ailleurs, dans Tombées de nuit, il y a une partie, sur « l’autour » et le moi, parce que « les autres et moi » a toujours été une énorme question, et un problème par moments. Et puis, sur cette question de la relation à l’autre, il y a aussi l’amour de l’autre qui est une recherche constante. J’ai fait deux ans de prépa hypokhâgne, j’ai adoré pas mal de moments en prépa, mais il y avait ce truc de comment structurer la pensée, comment réussir à donner mon expérience personnelle et à être comprise. C’est l’enjeu de tout ce que j’ai écrit en général, c’est beaucoup sur l’incommunicabilité aussi.
Et après ?
J’ai fait un an en licence d’anglais. Le cadre des exigences et ce qui m’était demandé m’ont juste fait péter un câble. Ça n’avait plus de sens pour moi… l’amour des lettres, de la littérature anglaise, l’apprendre en France comme ça n’avait plus aucun sens. Cette expérience m’a fait beaucoup de mal sur mon amour de l’Art. Donc j’ai décidé de faire une école de cinéma à Paris en deux ans, l’ÉSEC. Et là, j’ai découvert Paris. Moi, j’ai grandi dans le sud. Donc, c’est un autre milieu qui est très fort au niveau des pressions sociales. Paris a été une libération. J’ai pu être qui je voulais, j’ai pu affirmer ma sexualité, affirmer mon identité, mes particularités, beaucoup plus facilement. Le monde s’est ouvert. Et puis, le cinéma est un univers très particulier. Il y a cette espèce de vertige constant, déjà sur l’emploi, mais aussi cette recherche de formes, d’images, de sons… Tout est mêlé dans le cinéma et c’est là où j’ai trouvé ma liberté.
Entre le cinéma et la poésie, le pas semble énorme. Comment passes-tu de l’un à l’autre ? Ou peut-être passes-tu en permanence de l’un à l’autre ?
Je regarde beaucoup de cinéma indépendant. Il y a Andreï Tarkovski. Il y a Bertrand Mandico ; c’est une grosse inspiration pour moi, Mandico, parce que le lyrisme se fait sur un bon dosage de mots, sur des images fortes. Je prends aussi des photos, donc j’essaye de comprendre comment on génère une émotion par l’image. Et cette image, comment la transformer en mots. C’est ça qui est très excitant finalement : faire le bon choix du bon terme en permanence.
Passer de la pensée à l’image et aux mots ensuite…
C’est ça, et je pense que ce passage-là, entre l’image et la poésie, il se fait par la philosophie aussi. En partant d’une image qu’on va charger des grands principes philosophiques qu’on connaît, avec le bon choix de mots, on va réussir à créer une image qui sera complexe pour le lecteur-spectateur, mais qui sera tellement sensible et radicale qu’elle passera.
C’est vraiment rentrer dans l’âme humaine, dans l’esprit humain.
Exactement, c’est être en recherche constante de ce qui anime l’âme. C’est ma grande question : qu’est-ce qui anime l’âme humaine ? Quand est-ce qu’on la perd ? Quand est-ce qu’on la trouve ? Où est-ce qu’on la trouve ? Est-ce que c’est en enfer ? Est-ce que c’est au paradis ? J’ai aussi le poids de mon éducation catholique sur ce Tout. La métaphysique, pour moi, c’est le moyen de joindre un peu les arts, c’est le phare, le trait d’union de toute œuvre.
Tu as écrit un roman en 2016, tu étais très jeune. Depuis quand écris-tu ?
À six ans, l’histoire qu’on devait lire, j’inventais la suite. À huit ans, j’ai commencé à écrire de la poésie et puis, vers dix-onze ans, j’ai commencé à essayer de développer des romans. Mon premier roman, je l’ai développé vers 15 ans, j’ai été publiée dans la foulée à compte d’éditeur. C’était de la science-fiction, parce qu’à l’époque Harry Potter était un peu mon modèle, de la science-fiction avec un aspect politique. Il y a eu un moment où j’ai voulu faire de la science politique, devenir diplomate et j’avais envie de comprendre, à ma hauteur, j’étais jeune, comment se ficeler ce monde. Quels pouvaient être les enjeux des personnages ? Pourquoi les choses se passaient mal ou bien ? Je voulais imaginer un monde pour essayer de le comprendre.
Comment est arrivé Tombées de nuit ?
Pour les élégies, c’est dix ans de travail. J’ai toujours voulu partir de mes ombres, de mes démons et arriver vers leur conclusion. C’est pour ça que les parties s’arrangent comme ça. Au début, il y a beaucoup de solipsisme et puis, peu à peu, le dialogue avec l’autre se réinstaure, jusqu’à faire des poèmes épiques où là, carrément, je disparais. Après, je reviens sur mes motivations premières. Vraiment le besoin, l’urgence de l’écriture, pour moi, apparaît à l’adolescence. C’est important aussi d’être honnête par rapport à ça, de montrer mes côtés les plus romantiques. Tourner sur moi-même et montrer ces différences. C’est pour ça que ce sont des élégies d’ailleurs et elles sont babéliques parce qu’il y a plein de voix. Parce que j’ai envie que le tout fasse une cohérence et qu’on sente les passages de lumière et les passages de noirceur, qui font la richesse de ma vie, de l’existence en tant que soit.
C’est ce qui tisse ta vie, finalement, ce maillage de sombre et de clair.
Oui, toujours dans une recherche d’équilibre, d’acceptation. C’est peut-être la paix l’objectif à la fin.
Quelles sont tes inspirations pour Tombées de nuit ?
Il y a eu pas mal d’inspirations. J’ai relu les Méditations poétiques de Lamartine. Je me suis rendu compte que ça m’avait beaucoup marqué, je l’ai étudié en khâgne et ce romantisme-là transparaît sur beaucoup de points. Une espèce de romantisme lucide qui cherche justement le contact avec le lecteur : épurer au maximum l’expression pour qu’il ne subsiste que cet espace où le lecteur va donner ses propres impressions sur les mots. C’est une de mes recherches principales. La poésie anglophone aussi, T.S. Elliot, beaucoup. Pour tout le côté plutôt surréaliste, absurde, très florissant, cette espèce d’effet de bombe qu’on a à chaque fois qu’on tombe sur un vers. Ça nous explose un peu dessus comme ça. Prévert également pour la simplicité d’expression, que je n ‘ai pas toujours, mais en tout cas, ça a été, sur certains poèmes, un peu le phare.
Et du côté de la philosophie ?
Je dirais Nietzsche, Levinas aussi. Camus et c’est lui d’ailleurs la citation au début du livre. À la fin de mes recueils, en général, je mets toujours une citation, et pour Tombées de nuit c’est L’attrape-cœur. Pour moi, ça signe un peu ce truc de recherche, de droit à l’erreur, d’errance, de naïveté aussi. Je pense que la naïveté, c’est important. Ça permet d’être authentique dans des situations où on se prend beaucoup la tête, surtout dans notre monde.
Tu as finalement plein de moyens d’expression. Qu’est-ce que la poésie t’apporte en plus par rapport au cinéma ou au roman ? Qu’est-ce qu’elle te permet de plus ?
La liberté. Quand j’écris des poèmes, je les fais en une seule fois en général, après, je fais des relectures, mais le flux se fait immédiatement. Et souvent, ça prend comme une envie de pisser, c’est pas très beau de le dire ainsi, mais c’est véritablement ça. C’est très soudain. Je vais passer trois heures non-stop. Cette liberté de ton, de pouvoir poser mes idées à la vitesse à laquelle elles arrivent dans ma tête, c’est un truc que je ne peux faire qu’en poésie, parce que la structure peut être libre. Je peux décider de passer ensuite à une structure plus rigide… tout est une question de musicalité. Comme un bon morceau qui va avoir des cassures, je trouve qu’on peut se permettre de jouer ça en poésie.
Tu définis ton travail comme « une recherche de l’intermédiation : comment tout réunir et tout donner de ce que l’esprit humain génère en un seul lieu ? » Qu’est-ce qui te pousse à chercher ça ?
C’est le lien à l’autre. L’intermédiation, par essence, c’est mêler les contraires, les divergences. C’est trouver un juste-milieu entre deux choses qui, de prime abord, s’opposent. Pour moi, casser les limites entre les arts, ça permet de trouver son spectateur ailleurs et il faut se laisser surprendre aussi. Je n’aime pas du tout la figure de l’auteur démiurge, qui fera son travail seul et ne se soumettra jamais aux fluctuations extérieures. J’aime avoir tort. J’aime énormément avoir tort, parce que ça me permet d’ajuster et de faire des choses qui, pour moi, sont plus authentiques.
Pour parler de l’avenir, d’autres projets d’écriture, d’autres projets de cinéma… j’imagine que oui, parce que tu es bouillonnante de plein de choses, finalement.
Oui, je fais beaucoup de choses en même temps. Je suis assez hyperactive du cerveau. Je suis aussi script doctor. Donc il y a aussi ce truc de s’intéresser à l’œuvre de quelqu’un d’autre, de se mettre à sa place pour optimiser l’œuvre en restant fidèle aux intentions de l’auteur. C’est un truc qui me passionne. Aider un auteur à aller là où il a eu peur d’aller tout seul, c’est un peu mon sacerdoce. Je suis aussi dans une association de cinéma où on crée des films et on se diversifie sur plein de projets. Et moi personnellement, j’ai un projet de transformer un poème en court-métrage. J’ai déjà une des dernières versions et tout l’enjeu a été de la mettre en scène. C’est là où je sens vraiment les limites de l’intermédiation et, en même temps, jusqu’où ça peut m’amener en termes de réflexion. Je me mets à l’épreuve.