#trépas
7/04/2023
Jacques Fabrizi
,
Passer de vie à trépas…
Ces derniers temps, la fin de vie occupe le devant de la scène médiatique au point d’en devenir un enjeu de société. Mais, tandis que l’on s’appesantit sur les conditions mêmes du « mourir », ne risque-t-on pas d’éluder l’essentiel, la mort, un sujet philosophique majeur s’il en est ? Et son pendant, celui de la caducité de la vie…
Quelques extraits choisis de manière non objective de l’Antiquité à nos jours à propos de l’énigme de la mort.
De tout temps, les Anciens se sont intéressés à la problématique de la mort. « Toute la vie, il faut apprendre à mourir » affirmait Sénèque dans « De la brièveté de la vie » tandis qu’Épicure dans « Les lettres à Ménécée » précisait « Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons nous-mêmes la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. »
Pour Michel de Montaigne, il faut « apprivoiser la mort », tandis que pour Jacques-Bénigne Bossuet « tout nous appelle à la mort. » Plus récemment, Albert Camus estimait : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » (1) Tout en insistant sur l’absurdité du monde, il nous incitait cependant à accepter l’absurde et, malgré tout, à continuer de vivre ; il concluait « Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Dans un passage bien connu, Blaise Pascal nous exhorte à méditer sur la condition humaine, entre misère et grandeur. « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien ». (2)
Vladimir Jankélévitch renchérit : « L’homme a la conscience de mourir, et il connaît l’étonnement d’être. Les animaux existent, les chats et les chiens existent comme nous, mais aucun animal ne s’étonne d’être ; tandis que l’homme non seulement est, mais s’étonne d’être. C’est totalement absurde, non justifié, mais c’est tout de même un pouvoir de l’homme. Alors évidemment, ce qui vous intrigue peut-être, c’est que je puisse dire que cela me permet de maîtriser la mort. Je crois qu’il ne faut pas prendre "maîtriser" dans son sens strict. J’ai conscience de la mort, et je sais que je mourrai, mais je ne le crois pas. » À propos de l’euthanasie, il considère que : « L’homme est un être de temps. Donc, toute position trop abstraite, trop simpliste, conserver la vie dans tous les cas quoi qu’il arrive, la supprimer quand on estime que le malade a suffisamment vécu, sont deux solutions an-historique, non historiques, qui font bon marché de la complexité du problème. » (3)
Jean de La Fontaine, à sa manière, nous relate les sentiments ambivalents que l’on éprouve face à l’imminence de la mort, parfois appelée de nos vœux et tout autant abhorrée.
La mort et le malheureux
Un Malheureux appelait tous les jours
La mort à son secours ;
Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle.
La mort crut en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô Mort ; ô Mort, retire-toi.
Mécénas fut un galant homme :
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô Mort ; on t’en dit tout autant.
I’m a poor lonesome doctor…
______________
(1) Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Éditions Gallimard, 1942
(2) Blaise Pascal, L’homme est un roseau pensant : Pensées (Liasses I-XV), Folio Sagesses N° 6145, 19 mai 2016.
(3) Vladimir Jankélévitch, Penser la mort, Éditions Liana Levi, 1994.
Crédit photo : Flickr
Passer de vie à trépas…
Ces derniers temps, la fin de vie occupe le devant de la scène médiatique au point d’en devenir un enjeu de société. Mais, tandis que l’on s’appesantit sur les conditions mêmes du « mourir », ne risque-t-on pas d’éluder l’essentiel, la mort, un sujet philosophique majeur s’il en est ? Et son pendant, celui de la caducité de la vie…
Quelques extraits choisis de manière non objective de l’Antiquité à nos jours à propos de l’énigme de la mort.
De tout temps, les Anciens se sont intéressés à la problématique de la mort. « Toute la vie, il faut apprendre à mourir » affirmait Sénèque dans « De la brièveté de la vie » tandis qu’Épicure dans « Les lettres à Ménécée » précisait « Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons nous-mêmes la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. »
Pour Michel de Montaigne, il faut « apprivoiser la mort », tandis que pour Jacques-Bénigne Bossuet « tout nous appelle à la mort. » Plus récemment, Albert Camus estimait : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » (1) Tout en insistant sur l’absurdité du monde, il nous incitait cependant à accepter l’absurde et, malgré tout, à continuer de vivre ; il concluait « Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Dans un passage bien connu, Blaise Pascal nous exhorte à méditer sur la condition humaine, entre misère et grandeur. « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien ». (2)
Vladimir Jankélévitch renchérit : « L’homme a la conscience de mourir, et il connaît l’étonnement d’être. Les animaux existent, les chats et les chiens existent comme nous, mais aucun animal ne s’étonne d’être ; tandis que l’homme non seulement est, mais s’étonne d’être. C’est totalement absurde, non justifié, mais c’est tout de même un pouvoir de l’homme. Alors évidemment, ce qui vous intrigue peut-être, c’est que je puisse dire que cela me permet de maîtriser la mort. Je crois qu’il ne faut pas prendre "maîtriser" dans son sens strict. J’ai conscience de la mort, et je sais que je mourrai, mais je ne le crois pas. » À propos de l’euthanasie, il considère que : « L’homme est un être de temps. Donc, toute position trop abstraite, trop simpliste, conserver la vie dans tous les cas quoi qu’il arrive, la supprimer quand on estime que le malade a suffisamment vécu, sont deux solutions an-historique, non historiques, qui font bon marché de la complexité du problème. » (3)
Jean de La Fontaine, à sa manière, nous relate les sentiments ambivalents que l’on éprouve face à l’imminence de la mort, parfois appelée de nos vœux et tout autant abhorrée.
La mort et le malheureux
Un Malheureux appelait tous les jours
La mort à son secours ;
Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle.
La mort crut en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô Mort ; ô Mort, retire-toi.
Mécénas fut un galant homme :
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô Mort ; on t’en dit tout autant.
I’m a poor lonesome doctor…
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(1) Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Éditions Gallimard, 1942
(2) Blaise Pascal, L’homme est un roseau pensant : Pensées (Liasses I-XV), Folio Sagesses N° 6145, 19 mai 2016.
(3) Vladimir Jankélévitch, Penser la mort, Éditions Liana Levi, 1994.
Crédit photo : Flickr