#photographie

15/07/2024

Amaury Da Cunha

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L’écriture ou la photo


Amaury da Cunha a contribué au livre d’Adolfo Kaminsky, Changer la donne, aux côtés de la philosophe Élisabeth de Fontenay et de l’historienne Sophie Cœuré. Dans un texte magnifique composé de paragraphes sensibles qui se succèdent comme autant de pensées, il décrit le travail méticuleux, artistique, héroïque, exceptionnel et pourtant  invisible d’Adolfo Kaminsky. Alors que l’époque est aux confrontations et aux enchères individualistes et spectaculaires, voire souvent creuses, relire Changer la donne fait du bien et discuter avec Amaury sur rôle de la photographie, de l’image, de l’art et de la technique dans un monde de plus en plus instantané et reproductible à l’infini donne du souffle et de la liberté à notre nature humaine.

 

Comment devient-on photographe ?

Pour moi, la photographie professionnelle a toujours été associée à mon père. Et ce qu’il faisait dans les années 1980 est un peu à l’image de ce qui se fait aujourd’hui : un photographe professionnel est quelqu’un de polyvalent qui doit aussi se spécialiser. Par exemple, mon père faisait des portraits et utilisait son talent pour photographier des écrivains, des stars ou d’autres personnalités, mais ça n’était qu’une partie importante de sa profession. Un photographe a plusieurs cordes à son arc… À l’époque, la meilleure manière de devenir photographe était de commencer comme assistant d’un photographe réputé et ensuite de voler de ses propres ailes. En fait, un photographe sait précisément ce qu’il veut faire avec la photographie, parce qu'il existe tellement d'usages possibles, il connaît son territoire, que ce soit la mode, le portrait, la presse, l’entreprise, etc. Pour autant, il est forcément tributaire des commandes : les photographes professionnels que je connais se sentent un peu frustrés parce qu’ils ont l’impression que leur art ne répond qu’à un désir qui ne vient pas forcément d’eux-mêmes… Un bon photographe professionnel sait faire ça, justement : répondre à une commande et y trouver une satisfaction. 


Il existe des écoles de photos, aujourd’hui ?

Il y a des écoles généralistes comme l’École Louis Lumière, à Saint-Denis, près de Paris, qui apportent une grande maîtrise de la technique et des outils. Avant tout, la maîtrise des outils est capitale. Un bon photographe a un rapport de maîtrise à sa propre technique, à son propre outil de travail. Ensuite, il y a la polyvalence : accepter de tout prendre, n’importe quelle commande, pour s'installer dans la profession. Sachant qu'il y a une concurrence délirante, aujourd’hui, n’importe qui se dit facilement photographe parce que les appareils sont tellement plus faciles d'accès et d'utilisation qu'auparavant. La photographie suppose quand même un vrai apprentissage, soit dans une école, soit en assistant un photographe de renom ou qui soit bien installé.

 


Et toi ?

Moi, c’est différent, parce que je savais depuis le début que je voulais faire de la photographie. J'ai donc fait une école spécialisée, mais une école d'art à dominante photographique. Et c'est très difficile de se dire qu'on va pouvoir gagner sa vie avec la photographie dans ce cas-là : le directeur de notre école disait que, sur une promotion de 25 personnes photographes d'art ou artistes, il y aurait peut-être une, voire deux personnes maximum, qui pourrait gagner sa vie avec son travail artistique. Je savais donc que la photographie serait une activité artistique annexe, mais que j'utiliserais aussi la photographie comme je l'ai fait pendant des années en tant qu’iconographe : en étant toujours dans cette matière, pas en tant que praticien mais en choisissant des images pour un journal, au service des images des autres. 


Tu es un passeur…

Oui, c'est ça. J'avais constaté à quel point la profession de photographe indépendant, c’est-à-dire avec des revenus parfois aléatoires, était un motif de stress pour mon père et pour notre famille aussi. Ce n’était pas du tout ce que je voulais. J'ai toujours voulu préserver la photographie en tant qu’outil d'expression artistique plutôt que comme un médium pour gagner sa vie. 


En fait, tu as toujours su que tu voulais faire de la photographie parce que c'est un gène familial…

Un gène familial… Au départ, c'était plus une gêne familiale ! Parce que mon père, lui, me dissuadait de faire ce métier, étant données les expériences difficiles qu’il avait eues. Bizarrement, c'est ma mère, qui n’avait pourtant rien avoir avec la photographie – elle était orthophoniste –, qui m’a poussé à essayer d’entrer dans une école prestigieuse, l'école nationale de la photographie d’Arles. Là-bas, on pouvait plus penser la photographie, commencer à ébaucher un travail artistique, avoir un rapport intellectuel avec la photo. Je savais depuis le début que je ne serais pas comme mon père, photographe pour faire des couvertures de romans policiers, parcourir le monde pour des agences de voyage… Ça ne m'intéressait pas. Puis, un moment, il faut savoir prendre le pas sur le père aussi… Aujourd'hui, j'ai 48 ans, et je n’ai absolument pas trahi ce que j’avais en tête quand je suis sorti de l’école, c'était en l’an 2000 précisément. Je savais que je trouverais un moyen de gagner ma vie de façon stable, sans forcément que ce soit le job de ma vie, et de toujours préserver la création à côté, que ça me rapporte de l’argent ou pas, ce n'était pas la question. Je savais qu’un vrai photographe professionnel assujetti à des commandes n'a plus le temps de se concentrer sur des travaux de recherche personnels. Ce n'est pas l'envie qui manque, c'est le temps. Et puis un photographe qui doit répondre à un cahier des charges très précis dans le cadre d’un reportage finit peut-être par déformer son regard pour obtenir une photographie utilitaire. On en a besoin, mais moi, je savais que ce n’était pas mon territoire.


Qu'est-ce que la photo exprime que l'écrit ne peut pas dire ?

Est-ce que la photo exprime quelque chose ? Je ne sais pas… Quand on écrit, on tourne dans les mots, parfois on est un peu asphyxié par l’inflation de ceux qu'on cherche ou qui passent par la tête, on est toujours à essayer de trouver ceux qui sont justes et, parfois, on a l'impression qu'on est un peu enfermé à l’intérieur de soi-même. La photo, elle, permet de sortir de soi et, tout simplement, de regarder le réel, le monde extérieur, sans préjugé, en laissant le temps et les sens suspendus. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'intelligence dans la photographie ou qu’il n'y a pas de signification, il y en a plein, évidemment. C’est un travail de projection qu’on met à la disposition du regardeur. Quand on fait une photo, on peut avoir des intentions, mais on peut aussi avoir des intentions un peu plus connectées à des pulsions inconscientes. Dans l’écriture, il y a toujours une volonté de dire – bien sûr, il y a aussi de l’inconscience ! –, alors que la photo chemine plus avec une forme d’étrangeté, d’inattendu… On est tellement tributaire de ce qui se passe hors de soi qu'on ne maîtrise pas tout. Et c'est ça qui est beau.


Il y a l’instantanéité…

Oui, la photo nous confronte beaucoup plus à la fragilité du temps, à la fragilité du réel. On prend son temps à vouloir sortir quelque chose de l’appareil, et le moment s’est dissipé. C'est un peu une école du regard, une école de vie : il faut être aux aguets, tout le temps. Il y a comme une forme de prédation poétique, dans la photographie. On fait tellement d’images aujourd’hui – à l’époque, je mitraillais énormément –, je me rends compte maintenant qu’il y a des choses que je vois, si je n’en ai pas fait une image, ce n’est pas un drame, je l’aurai conservé dans ma mémoire. Auparavant, ça aurait suscité beaucoup de frustrations. Regarder les choses sans forcément vouloir les garder pour soi est un signe de sagesse. Je pense que c'est ça : arriver à maintenir sur le monde un regard flottant, ce qui ne veut pas dire un regard insignifiant. Je trouve que la photographie, par rapport à l’écrit – si on reste toujours dans le référent littéraire –, est somme toute plus proche de la poésie que du récit, non pas qu'il n'y a pas de scènes ou des histoires qui se passent dans des photos : elle a avant tout plus à voir avec la question de la contemplation que de la narration.


Tu dis que tu photographies en basse lumière…

Basse lumière, c’est le titre d’un livre que j’ai écrit – dans lequel il n’y a pas de photographies, d’ailleurs. La basse lumière, ce sont des moments où, pour moi, il n’y a plus de surenchère, de spectaculaire, d’hyper visibilité du monde. C'est l’heure de l’étrangeté, mystérieuse, du loup, quand les choses sont sur le point de s’éteindre. C'est à ce moment-là que la question de l’ombre a quelque chose à voir avec la rêverie et, aussi, avec la mort. Les choses s’éteignent pour mieux resplendir le jour d’après. J'aime bien ça. Peut-être que ça me rappelle ma condition de mortel, dans ces moments où le monde va sombrer dans le sommeil. Il y a quelque chose de ça. L’ombre et la basse lumière sont un bon terrain pour la rêverie.

 

Adolfo Kaminsky - autoportrait

 

Maintenant, parlons d’Adolfo Kaminsky… Tu as écrit un texte dans son livre, Changer la donne, sur son travail de photographe. Était-il plus technicien qu’artiste dans ses photographies ?

C'est une bonne question… Elle me fait penser au titre d'un livre d’un universitaire sur Henri Cartier-Bresson, grand photographe, grand reporter, créateur de l'agence Magnum, inventeur de la notion d’instant décisif… Le titre de ce livre s'appelait L'art sans art. L’intérêt, avec la photographie, c'est qu'on est beaucoup moins dans le questionnement : “Est-ce que c’est de l’art ou est-ce que ce n’est pas de l’art ?” Il peut aussi y avoir des choses extrêmement puissantes qui sont produites sans intention d’art. Après, c'est le regardeur qui cartographie, qui s’en empare et qui fait tout le travail. Alors Kaminsky était-il plus technicien qu’artiste ? Je me souviens qu’il disait que faire de la photographie, pour lui, c'était essayer de lutter contre l'idée qu'il y avait un artiste refoulé en lui. C'est vrai qu’il était d'abord un excellent technicien. De toute façon, Walter Benjamin disait qu’on ne peut définir un artiste que dans le rapport qu’il a à sa propre technique. Donc, c'est pour ça que Kaminsky est moderne. Et le modernisme, c'est la technique. Contrairement à plus d’un siècle avant lui, quand Baudelaire disait qu’il y avait une incompatibilité entre la modernité technique et l’art. Je pense que Baudelaire s’est trompé et que le siècle d'après l’a démontré… La question de la technique fait vraiment partie d'un projet artistique. La technique est une nécessité absolue d'artiste parce que c'est un contrôle de son outil, mais un bon technicien doit aussi pouvoir s’en affranchir. C’est ce que faisait Kaminsky. D’ailleurs, ses photos le disent : il appartient beaucoup plus à l'histoire de son temps qu’il ne le dit lui-même. C’est-à-dire que dans ces photographies, même s'il n’avait pas forcément une grande connaissance des photographes contemporains de lui ou qui le précédaient, comme Brassaï qui photographiait aussi la rue, Kaminsky le fait avec une intensité poétique qui est réelle. On peut tout à fait avoir un projet artistique sans l'avoir forcément bien formulé soi-même. Il y a des gens qui ont de très bonnes intentions d'art mais qui, dans les résultats, ne sont pas forcément toujours très intéressants. Il y a des artistes qui sont plus intelligents que leur travail, mais ce ne sont pas toujours les plus intéressants. Et puis il y a une catégorie d'artistes qui sont parfois un peu plus naïfs dans leur rapport à ce qu'ils font, mais dont les images sont plus intelligentes qu’eux, et ce sont toujours ces artistes-là qui sont intéressants. Par exemple, Eugène Atget, qui était un photographe de la fin du 19e et du début du 20e siècles, avait décidé d'inventorier tout ce qui était voué à disparaître à Paris. Il considérait que ce qu'il photographiait à la chambre – les rues, les petits métiers, etc., ce qui intéressera aussi Kaminsky quarante ans plus tard –, était, selon ses mots, des documents pour des artistes. Ce sont les surréalistes qui ont réhabilité Atget en disant qu’il n’était pas seulement un technicien mais un véritable artiste, un véritable flâneur comme le définissait Baudelaire : l’artiste de la modernité, c’est celui qui va flâner, qui va s’intéresser à ce qui va disparaître. Ces questions-là, qui sont aussi au cœur des photos de Kaminsky, si ce ne sont pas des intentions d’art, je me demande ce que c’est… C’est un vrai projet face au monde, d'avoir ce regard-là. Si Kaminsky ne le formule pas lui-même, ça n'enlève rien à la puissance formelle et aux significations multiples des images qu’il nous a transmises.


Dernière question : que penser de la photo, aujourd’hui, avec le numérique, le mobile, les réseaux sociaux ?

La photographie, par essence, est quelque chose qui doit être la plus accessible à tous. Et il y a un versant positif à cette prolifération actuelle des images et à leur facilité d’accès. On a l'impression que les gens, aujourd'hui, font des images pour les montrer instantanément : on les fait pour les publier sur les réseaux sociaux, ce qui est fou, du moins fatigant. André Gunthert, théoricien de l’image, qualifiait de « conversationnelles » ces images véhiculées sur les réseaux. C'est d’ailleurs assez beau parce que les gens sont en attente de dialogue. Et, souvent, il ne s’agit pas de la photo pour la photo : quand on regarde sur les réseaux sociaux, sur Instagram par exemple, le public répond par un « like » un peu paresseux, alors que, quand on déroule le film des publications, on découvre des discussions sur la nature des images – ce n’est pas toujours au niveau, mais ce n'est pas la question. La photographie par l’omniprésence du mobile et des réseaux sociaux crée des liens entre les images et les gens. Maintenant, on peut déplorer que cette prolifération, comme disait Thomas Bernhard dans les années 1980 alors que le numérique n’existait pas encore, est une maladie, qu’elle pullule, que c’est une contagion. On photographie quelque chose comme si ne pas le faire ne lui donnait alors aucune existence propre. C'est pour ça qu’en tant qu’artiste, il est vital de produire moins d’image, d’être à la recherche des moments rares au lieu de tout photographier, et de ne surtout pas tout montrer, surtout pas tout de suite. Parfois, c'est difficile, car il y a cette tentation de dévoiler sa petite trouvaille du jour : la photographie du mont Ventoux un matin d’orage, on la fait, mais pourquoi vouloir la montrer aussitôt ? Au contraire, c’est vachement important de garder les choses pour soi. Je pense qu’aujourd’hui, la chose est faite pour être dévoilée, et ça lui enlève beaucoup de mystère, forcément. Alors qu'il faut redonner aux images une certaine forme de rareté. C'est pour ça que je suis photographe et que j'aime la basse lumière. 


Le numérique a favorisé cet accès instantané : auparavant, il y avait une pellicule, qu’il fallait développer, tirer sur papier, etc. Les délais n’étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui…

C’était ça qui faisait la magie de la photographie : l’attente. L'image existait mais elle était pendant un long moment sur pellicule. On parlait d’image latente. Cette disparition de l’attente correspond à celle de l’aura. Walter Benjamin racontait que l’image, parce qu’elle était reproductible à l’infini, perdait de son aura. Aujourd’hui, l’aura de la photographie est encore plus mise à mal par cette facilité d’accès. 

 

Livre paru chez Cent Mille Milliards

L’écriture ou la photo


Amaury da Cunha a contribué au livre d’Adolfo Kaminsky, Changer la donne, aux côtés de la philosophe Élisabeth de Fontenay et de l’historienne Sophie Cœuré. Dans un texte magnifique composé de paragraphes sensibles qui se succèdent comme autant de pensées, il décrit le travail méticuleux, artistique, héroïque, exceptionnel et pourtant  invisible d’Adolfo Kaminsky. Alors que l’époque est aux confrontations et aux enchères individualistes et spectaculaires, voire souvent creuses, relire Changer la donne fait du bien et discuter avec Amaury sur rôle de la photographie, de l’image, de l’art et de la technique dans un monde de plus en plus instantané et reproductible à l’infini donne du souffle et de la liberté à notre nature humaine.

 

Comment devient-on photographe ?

Pour moi, la photographie professionnelle a toujours été associée à mon père. Et ce qu’il faisait dans les années 1980 est un peu à l’image de ce qui se fait aujourd’hui : un photographe professionnel est quelqu’un de polyvalent qui doit aussi se spécialiser. Par exemple, mon père faisait des portraits et utilisait son talent pour photographier des écrivains, des stars ou d’autres personnalités, mais ça n’était qu’une partie importante de sa profession. Un photographe a plusieurs cordes à son arc… À l’époque, la meilleure manière de devenir photographe était de commencer comme assistant d’un photographe réputé et ensuite de voler de ses propres ailes. En fait, un photographe sait précisément ce qu’il veut faire avec la photographie, parce qu'il existe tellement d'usages possibles, il connaît son territoire, que ce soit la mode, le portrait, la presse, l’entreprise, etc. Pour autant, il est forcément tributaire des commandes : les photographes professionnels que je connais se sentent un peu frustrés parce qu’ils ont l’impression que leur art ne répond qu’à un désir qui ne vient pas forcément d’eux-mêmes… Un bon photographe professionnel sait faire ça, justement : répondre à une commande et y trouver une satisfaction. 


Il existe des écoles de photos, aujourd’hui ?

Il y a des écoles généralistes comme l’École Louis Lumière, à Saint-Denis, près de Paris, qui apportent une grande maîtrise de la technique et des outils. Avant tout, la maîtrise des outils est capitale. Un bon photographe a un rapport de maîtrise à sa propre technique, à son propre outil de travail. Ensuite, il y a la polyvalence : accepter de tout prendre, n’importe quelle commande, pour s'installer dans la profession. Sachant qu'il y a une concurrence délirante, aujourd’hui, n’importe qui se dit facilement photographe parce que les appareils sont tellement plus faciles d'accès et d'utilisation qu'auparavant. La photographie suppose quand même un vrai apprentissage, soit dans une école, soit en assistant un photographe de renom ou qui soit bien installé.

 


Et toi ?

Moi, c’est différent, parce que je savais depuis le début que je voulais faire de la photographie. J'ai donc fait une école spécialisée, mais une école d'art à dominante photographique. Et c'est très difficile de se dire qu'on va pouvoir gagner sa vie avec la photographie dans ce cas-là : le directeur de notre école disait que, sur une promotion de 25 personnes photographes d'art ou artistes, il y aurait peut-être une, voire deux personnes maximum, qui pourrait gagner sa vie avec son travail artistique. Je savais donc que la photographie serait une activité artistique annexe, mais que j'utiliserais aussi la photographie comme je l'ai fait pendant des années en tant qu’iconographe : en étant toujours dans cette matière, pas en tant que praticien mais en choisissant des images pour un journal, au service des images des autres. 


Tu es un passeur…

Oui, c'est ça. J'avais constaté à quel point la profession de photographe indépendant, c’est-à-dire avec des revenus parfois aléatoires, était un motif de stress pour mon père et pour notre famille aussi. Ce n’était pas du tout ce que je voulais. J'ai toujours voulu préserver la photographie en tant qu’outil d'expression artistique plutôt que comme un médium pour gagner sa vie. 


En fait, tu as toujours su que tu voulais faire de la photographie parce que c'est un gène familial…

Un gène familial… Au départ, c'était plus une gêne familiale ! Parce que mon père, lui, me dissuadait de faire ce métier, étant données les expériences difficiles qu’il avait eues. Bizarrement, c'est ma mère, qui n’avait pourtant rien avoir avec la photographie – elle était orthophoniste –, qui m’a poussé à essayer d’entrer dans une école prestigieuse, l'école nationale de la photographie d’Arles. Là-bas, on pouvait plus penser la photographie, commencer à ébaucher un travail artistique, avoir un rapport intellectuel avec la photo. Je savais depuis le début que je ne serais pas comme mon père, photographe pour faire des couvertures de romans policiers, parcourir le monde pour des agences de voyage… Ça ne m'intéressait pas. Puis, un moment, il faut savoir prendre le pas sur le père aussi… Aujourd'hui, j'ai 48 ans, et je n’ai absolument pas trahi ce que j’avais en tête quand je suis sorti de l’école, c'était en l’an 2000 précisément. Je savais que je trouverais un moyen de gagner ma vie de façon stable, sans forcément que ce soit le job de ma vie, et de toujours préserver la création à côté, que ça me rapporte de l’argent ou pas, ce n'était pas la question. Je savais qu’un vrai photographe professionnel assujetti à des commandes n'a plus le temps de se concentrer sur des travaux de recherche personnels. Ce n'est pas l'envie qui manque, c'est le temps. Et puis un photographe qui doit répondre à un cahier des charges très précis dans le cadre d’un reportage finit peut-être par déformer son regard pour obtenir une photographie utilitaire. On en a besoin, mais moi, je savais que ce n’était pas mon territoire.


Qu'est-ce que la photo exprime que l'écrit ne peut pas dire ?

Est-ce que la photo exprime quelque chose ? Je ne sais pas… Quand on écrit, on tourne dans les mots, parfois on est un peu asphyxié par l’inflation de ceux qu'on cherche ou qui passent par la tête, on est toujours à essayer de trouver ceux qui sont justes et, parfois, on a l'impression qu'on est un peu enfermé à l’intérieur de soi-même. La photo, elle, permet de sortir de soi et, tout simplement, de regarder le réel, le monde extérieur, sans préjugé, en laissant le temps et les sens suspendus. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'intelligence dans la photographie ou qu’il n'y a pas de signification, il y en a plein, évidemment. C’est un travail de projection qu’on met à la disposition du regardeur. Quand on fait une photo, on peut avoir des intentions, mais on peut aussi avoir des intentions un peu plus connectées à des pulsions inconscientes. Dans l’écriture, il y a toujours une volonté de dire – bien sûr, il y a aussi de l’inconscience ! –, alors que la photo chemine plus avec une forme d’étrangeté, d’inattendu… On est tellement tributaire de ce qui se passe hors de soi qu'on ne maîtrise pas tout. Et c'est ça qui est beau.


Il y a l’instantanéité…

Oui, la photo nous confronte beaucoup plus à la fragilité du temps, à la fragilité du réel. On prend son temps à vouloir sortir quelque chose de l’appareil, et le moment s’est dissipé. C'est un peu une école du regard, une école de vie : il faut être aux aguets, tout le temps. Il y a comme une forme de prédation poétique, dans la photographie. On fait tellement d’images aujourd’hui – à l’époque, je mitraillais énormément –, je me rends compte maintenant qu’il y a des choses que je vois, si je n’en ai pas fait une image, ce n’est pas un drame, je l’aurai conservé dans ma mémoire. Auparavant, ça aurait suscité beaucoup de frustrations. Regarder les choses sans forcément vouloir les garder pour soi est un signe de sagesse. Je pense que c'est ça : arriver à maintenir sur le monde un regard flottant, ce qui ne veut pas dire un regard insignifiant. Je trouve que la photographie, par rapport à l’écrit – si on reste toujours dans le référent littéraire –, est somme toute plus proche de la poésie que du récit, non pas qu'il n'y a pas de scènes ou des histoires qui se passent dans des photos : elle a avant tout plus à voir avec la question de la contemplation que de la narration.


Tu dis que tu photographies en basse lumière…

Basse lumière, c’est le titre d’un livre que j’ai écrit – dans lequel il n’y a pas de photographies, d’ailleurs. La basse lumière, ce sont des moments où, pour moi, il n’y a plus de surenchère, de spectaculaire, d’hyper visibilité du monde. C'est l’heure de l’étrangeté, mystérieuse, du loup, quand les choses sont sur le point de s’éteindre. C'est à ce moment-là que la question de l’ombre a quelque chose à voir avec la rêverie et, aussi, avec la mort. Les choses s’éteignent pour mieux resplendir le jour d’après. J'aime bien ça. Peut-être que ça me rappelle ma condition de mortel, dans ces moments où le monde va sombrer dans le sommeil. Il y a quelque chose de ça. L’ombre et la basse lumière sont un bon terrain pour la rêverie.

 

Adolfo Kaminsky - autoportrait

 

Maintenant, parlons d’Adolfo Kaminsky… Tu as écrit un texte dans son livre, Changer la donne, sur son travail de photographe. Était-il plus technicien qu’artiste dans ses photographies ?

C'est une bonne question… Elle me fait penser au titre d'un livre d’un universitaire sur Henri Cartier-Bresson, grand photographe, grand reporter, créateur de l'agence Magnum, inventeur de la notion d’instant décisif… Le titre de ce livre s'appelait L'art sans art. L’intérêt, avec la photographie, c'est qu'on est beaucoup moins dans le questionnement : “Est-ce que c’est de l’art ou est-ce que ce n’est pas de l’art ?” Il peut aussi y avoir des choses extrêmement puissantes qui sont produites sans intention d’art. Après, c'est le regardeur qui cartographie, qui s’en empare et qui fait tout le travail. Alors Kaminsky était-il plus technicien qu’artiste ? Je me souviens qu’il disait que faire de la photographie, pour lui, c'était essayer de lutter contre l'idée qu'il y avait un artiste refoulé en lui. C'est vrai qu’il était d'abord un excellent technicien. De toute façon, Walter Benjamin disait qu’on ne peut définir un artiste que dans le rapport qu’il a à sa propre technique. Donc, c'est pour ça que Kaminsky est moderne. Et le modernisme, c'est la technique. Contrairement à plus d’un siècle avant lui, quand Baudelaire disait qu’il y avait une incompatibilité entre la modernité technique et l’art. Je pense que Baudelaire s’est trompé et que le siècle d'après l’a démontré… La question de la technique fait vraiment partie d'un projet artistique. La technique est une nécessité absolue d'artiste parce que c'est un contrôle de son outil, mais un bon technicien doit aussi pouvoir s’en affranchir. C’est ce que faisait Kaminsky. D’ailleurs, ses photos le disent : il appartient beaucoup plus à l'histoire de son temps qu’il ne le dit lui-même. C’est-à-dire que dans ces photographies, même s'il n’avait pas forcément une grande connaissance des photographes contemporains de lui ou qui le précédaient, comme Brassaï qui photographiait aussi la rue, Kaminsky le fait avec une intensité poétique qui est réelle. On peut tout à fait avoir un projet artistique sans l'avoir forcément bien formulé soi-même. Il y a des gens qui ont de très bonnes intentions d'art mais qui, dans les résultats, ne sont pas forcément toujours très intéressants. Il y a des artistes qui sont plus intelligents que leur travail, mais ce ne sont pas toujours les plus intéressants. Et puis il y a une catégorie d'artistes qui sont parfois un peu plus naïfs dans leur rapport à ce qu'ils font, mais dont les images sont plus intelligentes qu’eux, et ce sont toujours ces artistes-là qui sont intéressants. Par exemple, Eugène Atget, qui était un photographe de la fin du 19e et du début du 20e siècles, avait décidé d'inventorier tout ce qui était voué à disparaître à Paris. Il considérait que ce qu'il photographiait à la chambre – les rues, les petits métiers, etc., ce qui intéressera aussi Kaminsky quarante ans plus tard –, était, selon ses mots, des documents pour des artistes. Ce sont les surréalistes qui ont réhabilité Atget en disant qu’il n’était pas seulement un technicien mais un véritable artiste, un véritable flâneur comme le définissait Baudelaire : l’artiste de la modernité, c’est celui qui va flâner, qui va s’intéresser à ce qui va disparaître. Ces questions-là, qui sont aussi au cœur des photos de Kaminsky, si ce ne sont pas des intentions d’art, je me demande ce que c’est… C’est un vrai projet face au monde, d'avoir ce regard-là. Si Kaminsky ne le formule pas lui-même, ça n'enlève rien à la puissance formelle et aux significations multiples des images qu’il nous a transmises.


Dernière question : que penser de la photo, aujourd’hui, avec le numérique, le mobile, les réseaux sociaux ?

La photographie, par essence, est quelque chose qui doit être la plus accessible à tous. Et il y a un versant positif à cette prolifération actuelle des images et à leur facilité d’accès. On a l'impression que les gens, aujourd'hui, font des images pour les montrer instantanément : on les fait pour les publier sur les réseaux sociaux, ce qui est fou, du moins fatigant. André Gunthert, théoricien de l’image, qualifiait de « conversationnelles » ces images véhiculées sur les réseaux. C'est d’ailleurs assez beau parce que les gens sont en attente de dialogue. Et, souvent, il ne s’agit pas de la photo pour la photo : quand on regarde sur les réseaux sociaux, sur Instagram par exemple, le public répond par un « like » un peu paresseux, alors que, quand on déroule le film des publications, on découvre des discussions sur la nature des images – ce n’est pas toujours au niveau, mais ce n'est pas la question. La photographie par l’omniprésence du mobile et des réseaux sociaux crée des liens entre les images et les gens. Maintenant, on peut déplorer que cette prolifération, comme disait Thomas Bernhard dans les années 1980 alors que le numérique n’existait pas encore, est une maladie, qu’elle pullule, que c’est une contagion. On photographie quelque chose comme si ne pas le faire ne lui donnait alors aucune existence propre. C'est pour ça qu’en tant qu’artiste, il est vital de produire moins d’image, d’être à la recherche des moments rares au lieu de tout photographier, et de ne surtout pas tout montrer, surtout pas tout de suite. Parfois, c'est difficile, car il y a cette tentation de dévoiler sa petite trouvaille du jour : la photographie du mont Ventoux un matin d’orage, on la fait, mais pourquoi vouloir la montrer aussitôt ? Au contraire, c’est vachement important de garder les choses pour soi. Je pense qu’aujourd’hui, la chose est faite pour être dévoilée, et ça lui enlève beaucoup de mystère, forcément. Alors qu'il faut redonner aux images une certaine forme de rareté. C'est pour ça que je suis photographe et que j'aime la basse lumière. 


Le numérique a favorisé cet accès instantané : auparavant, il y avait une pellicule, qu’il fallait développer, tirer sur papier, etc. Les délais n’étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui…

C’était ça qui faisait la magie de la photographie : l’attente. L'image existait mais elle était pendant un long moment sur pellicule. On parlait d’image latente. Cette disparition de l’attente correspond à celle de l’aura. Walter Benjamin racontait que l’image, parce qu’elle était reproductible à l’infini, perdait de son aura. Aujourd’hui, l’aura de la photographie est encore plus mise à mal par cette facilité d’accès. 

 

Livre paru chez Cent Mille Milliards

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