#sombre

19/04/2023

Jacques Fabrizi

,

Jour sombre

Les jambes allongées au soleil, on ne parlait pas vraiment avec Marco, on échangeait des pensées qui nous couraient dans la tête, sans bien faire attention à ce que l’autre racontait de son côté. Des moments agréables où on laissait filer le temps en sirotant un limoncello. Lorsqu’il m’a dit qu’il avait dû faire piquer sa mère, ça m’a surpris, mais sans plus. C’est toujours triste un vieux ou une vieille qui vieillit mal, mais passé quatre-vingts ans, il faut se faire à l’idée qu’un jour ou l’autre il ou elle va mourir. On avait perdu l’habitude de mourir de mort naturelle, comme on disait par le passé. 

— Tu comprends, je ne pouvais pas la faire passer pour quelqu’un qui respire la joie de vivre. 

— Ben, une vieille, toute décatie, ce n’est pas très joli. 

— Je ne savais pas exactement de quoi elle souffrait ? 

— Ce n’était pas la question, c’était juste qu’elle était lasse de vivre, c’était tout.

— Mince alors, comme pour les chats et les chiens quand ils sont trop vieux ou malades, maintenant  ? 

— Oui, du pareil au même. 

Pour les chats ou les chiens, j’étais au courant. Le mois dernier, j’avais dû me débarrasser du mien, un de gouttière qui avait eu la mauvaise idée de mal vieillir. C’était vrai que la surpopulation des vieux devenait problématique, voire insupportable, et que d’après ce que les scientifiques de l’État national disaient, il valait mieux garder les gens jeunes en bonne santé que les vieux de surcroît malades, improductifs et qui grèvent les caisses de l’État. Tous les tests de sélection prouvaient qu’ils ne s’adaptaient plus aux temps modernes, qu’ils devenaient une charge pour leur famille et la société. Ma foi, un vieux qui n’a plus le goût de vivre, c’est un vieux qui n’a plus le goût de vivre, maladie ou pas et comme il fallait bien résoudre le problème d’une façon ou d’une autre, va pour le décret qui instaurait la suppression des vieux qui ne répondaient plus à des critères de « bonne santé mentale ». Les milices de la ville distribuaient gratuitement aux familles concernées des pilules létales. Mélangées à la soupe, elles les expédiaient, les vieux, en moins de deux dans l’autre monde. C’était recta ! Mon cœur s’était serré, puis on oublie plus ou moins vite. Les personnes atteintes de maladies neurodégénératives ou de cancers en phase terminale, ça m’avait déjà surpris un peu plus, même si j’essayais de comprendre sans y parvenir, je ne sais pas trop pourquoi ? Un ersatz d’humanité peut-être ? Me mettre à leur place, ça me paraissait difficile, voire impossible, après tout ce sont tout de même de nos parents dont on parle, ceux-là mêmes qui nous ont donné la vie et à qui on allait devoir l’ôter. En tout cas, Marco venait d’en parler aussi naturellement que de n’importe quel autre sujet, et il avait sans doute raison ? Trop de sensiblerie ne mène pas à grand-chose, et pour les vieux, c’est sans doute vrai que certains sont plus résistants que d’autres. On n’avait plus grand-chose à se dire, on s’était quittés, mais avec une drôle d’impression. Comme si on ne s’était pas tout dit. Pas trop à l’aise. Quelque temps après, c’est moi qui avais appris à Marco que le Quotidien régional ne publierait plus les rubriques nécrologiques. Il en était resté sur le cul ; le journal qu’il ouvrait tous les matins en prenant son café crème pour s’informer des dernières personnes décédées, victimes ou non de la nouvelle politique “anti vieux” du gouvernement  ! 

— Mais pour quelles raisons ? Leur trop grand nombre  ? La pénurie de papier  ? 

— Oui, oui, c’est à la suite de l’affaire des pilules létales. 

— Ah ! C’est plus que jamais d’actualité… 

Pas un jour sans que quiconque n’osât s’attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu’à remettre en cause les résultats des scientifiques. Les lecteurs ne savaient plus ce qu’il fallait penser, certains commençaient même à cacher leurs vieux ! 

— À trop jouer avec le feu… 

— Comme tu dis, le journal a commencé par s’autocensurer et, finalement, il ne paraîtra plus du tout.

— Mince alors, et pour le tiercé ! 

— Ben mon gars, faudra chercher tes tuyaux dans le Jupitérien enragé, il n’y a plus que celui-là. Il paraît que côté courses et sports, il tient la route. Puisque les autres avaient passé les bornes, il fallait bien qu’il reste un journal, on ne pouvait pas se passer d’informations tout de même. J’avais repris ce jour-là un limoncello avec Marco, mais ça me tracassait de devenir malgré moi un lecteur du Jupitérien enragé. Pourtant, autour de moi, les clients du bistrot continuaient leur vie comme avant, comme si de rien n’était : j’avais sûrement tort de m’inquiéter. 

Après la réforme des retraites adoptée à l’Assemblée nationale sans vote et promulguée ipso facto malgré la contestation populaire, la loi « grand âge » a contrario ne le serait sans doute jamais en raison de son coût exorbitant. L’exécutif avait préféré procéder par décrets successifs, au gré du vent ou au fil de l’eau si l’on est pêcheur ; une politique pas très claire, encore. Il faut dire qu’avec le recul de l’âge de la retraite, les vieux s’étaient imaginés couler enfin des jours heureux. Sauf qu’ils s’en allaient sans trop attendre, usés par le travail et gagnés par la maladie. Les vieilles semblaient plus coriaces. En raison d’un déficit budgétaire colossal, il fallait tailler dans le vif. Le gouvernement avait décidé que les vieilles et les vieux, quel que soit leur âge, dont le score au « mini mental test » était inférieur à 20 seraient inscrites sur une liste de candidats potentiels à la pilule létale. Le mouvement s’accéléra. Les établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes qui ne se soumettaient pas aux directives gouvernementales seraient poursuivis en justice et menacés de fermeture administrative. Ils devaient bien le savoir tout de même.       

— Faut pas pousser, disait Marco, tu comprends, la nation n’a rien à y gagner à accepter qu’on détourne la loi, et à jouer au chat et à la souris, « hors d’âge », avait-il rajouté en regardant autour de lui, au cas où on aurait surpris notre conversation. Par mesure de précaution, on prit l’habitude de rajouter « hors d’âge » à la fin des phrases ou après les mots. Au début, on avait ri, jaune, il est vrai, mais qu’est-ce qu’on avait ri quand on avait commandé « un pastis hors d’âge », ça nous avait fait drôle, pour le garçon de café aussi, car il nous avait fait répéter deux fois « un pastis hors d’âge » ? Il n’avait retenu que pastis sans chercher à comprendre ; c’était plus simple et puis après tout, le langage c’est fait pour évoluer et ce n’était pas plus étrange de donner dans le jaune, le sépia ou le brun — une couleur qui avait le vent en poupe — que de rajouter « putain ou con » à tout bout de champ, comme on le faisait dans certaines régions en particulier dans le sud du pays. Au moins, on était bien vus et on était tranquilles. On avait même fini par toucher le tiercé. Oh, pas un gros, mais tout de même, notre premier tiercé par temps sombre. Ça nous avait aidés à accepter les tracas des nouvelles réglementations. La chasse aux vieux commença. Tu parles d’une ambiance !  

— Tu comprends, je lui avais dit, j’ai toujours eu des parents auxquels j’étais très attaché, alors… 

On se sentait en sécurité. Comme si de faire tout simplement ce qui allait dans le bon sens dans la cité nous rassurait et nous simplifiait la vie. Observer les règles sombres, ça pouvait avoir du bon. Bien sûr, je pensais au petit garçon que j’avais croisé sur le trottoir d’en face et qui pleurait la mort de ses grands-parents, victimes des nouvelles lois. C’était dur à vivre, mais il fallait avant tout se sentir en règle et on oublierait vite les anciennes lois. Depuis, mes parents vivaient cloîtrés. Lorsque je sortais, je fermais la porte à double tour, en priant pour qu’ils ne fassent pas trop de bruit et n’alertent pas les voisins. Et puis hier, incroyable, moi qui me croyais en paix, j’ai failli me faire piéger par les miliciens de la ville parce que je sifflais une vieille rengaine du temps de mes parents. Cela leur a paru louche, mais ils ne m’ont pas reconnu, parce qu’ils sont nouveaux dans le quartier et qu’ils ne connaissent pas encore tout le monde. Ça m’a coupé le sifflet. J’allais chez Marco avec un pack de bières à la main. Le dimanche, c’est chez Marco qu’on joue à la belote. J’ai vite fait demi-tour. J’ai pressé le pas. Une coulée de sueur trempait ma chemise. Puis, j’ai appelé Marco. Je lui ai expliqué la situation. Il a compris de suite. Finalement, Marco est venu chez moi. On devait taper le carton deux, trois heures, tout en grignotant. Et là, surprise totale : la porte de mon appart avait volé en éclats, et deux miliciens plantés sur le palier faisaient circuler les curieux. J’ai pris la poudre d’escampette et le dernier étage atteint, je suis redescendu par l’ascenseur. En bas, les gens parlaient à mi-voix :  

— Pourtant, ils sont si gentils, ses parents, même s’ils perdent un peu la tête par moments. Ce matin, Radio nationale a confirmé la nouvelle. Ils ont dit que détenir à son domicile des parents « non conformes », à quelque époque que ce soit, est un délit. Le speaker a même ajouté : « injure à l’État national ». Et j’ai bien noté que je risquais moi-même de graves ennuis. 

— Je ne sais pas où ils ont emmené mes parents ?

Là, ils exagèrent. C’est de la folie. Et moi qui me croyais tranquille pour un bout de temps avec mes parents à qui je souhaitais de mourir d’une belle mort. Je n’ai pas dormi de la nuit. J’aurais dû me méfier dès qu’ils nous ont imposé leur première loi sur les vieux. Après tout, ils étaient à moi mes parents, comme ceux de Marco, on aurait dû dire non. Résister davantage, mais comment ? Ça va si vite, il y a le boulot, les soucis de tous les jours. Les autres aussi baissent les bras pour être un peu tranquilles, non ? On frappe à la porte. Si tôt le matin, ça n’arrive jamais. J’ai peur. Le jour n’est pas levé, il fait encore bien sombre au-dehors. Mais, arrêtez de taper si fort, j’arrive.


I’m a poor lonesome doctor…


Texte inspiré de Franck Pavloff, Matin brun, Cheyne Éditeur, 2002.

Photo : Die Toteninsel II - Arnold Böcklin (Metropolitan Museum of Art)

Jour sombre

Les jambes allongées au soleil, on ne parlait pas vraiment avec Marco, on échangeait des pensées qui nous couraient dans la tête, sans bien faire attention à ce que l’autre racontait de son côté. Des moments agréables où on laissait filer le temps en sirotant un limoncello. Lorsqu’il m’a dit qu’il avait dû faire piquer sa mère, ça m’a surpris, mais sans plus. C’est toujours triste un vieux ou une vieille qui vieillit mal, mais passé quatre-vingts ans, il faut se faire à l’idée qu’un jour ou l’autre il ou elle va mourir. On avait perdu l’habitude de mourir de mort naturelle, comme on disait par le passé. 

— Tu comprends, je ne pouvais pas la faire passer pour quelqu’un qui respire la joie de vivre. 

— Ben, une vieille, toute décatie, ce n’est pas très joli. 

— Je ne savais pas exactement de quoi elle souffrait ? 

— Ce n’était pas la question, c’était juste qu’elle était lasse de vivre, c’était tout.

— Mince alors, comme pour les chats et les chiens quand ils sont trop vieux ou malades, maintenant  ? 

— Oui, du pareil au même. 

Pour les chats ou les chiens, j’étais au courant. Le mois dernier, j’avais dû me débarrasser du mien, un de gouttière qui avait eu la mauvaise idée de mal vieillir. C’était vrai que la surpopulation des vieux devenait problématique, voire insupportable, et que d’après ce que les scientifiques de l’État national disaient, il valait mieux garder les gens jeunes en bonne santé que les vieux de surcroît malades, improductifs et qui grèvent les caisses de l’État. Tous les tests de sélection prouvaient qu’ils ne s’adaptaient plus aux temps modernes, qu’ils devenaient une charge pour leur famille et la société. Ma foi, un vieux qui n’a plus le goût de vivre, c’est un vieux qui n’a plus le goût de vivre, maladie ou pas et comme il fallait bien résoudre le problème d’une façon ou d’une autre, va pour le décret qui instaurait la suppression des vieux qui ne répondaient plus à des critères de « bonne santé mentale ». Les milices de la ville distribuaient gratuitement aux familles concernées des pilules létales. Mélangées à la soupe, elles les expédiaient, les vieux, en moins de deux dans l’autre monde. C’était recta ! Mon cœur s’était serré, puis on oublie plus ou moins vite. Les personnes atteintes de maladies neurodégénératives ou de cancers en phase terminale, ça m’avait déjà surpris un peu plus, même si j’essayais de comprendre sans y parvenir, je ne sais pas trop pourquoi ? Un ersatz d’humanité peut-être ? Me mettre à leur place, ça me paraissait difficile, voire impossible, après tout ce sont tout de même de nos parents dont on parle, ceux-là mêmes qui nous ont donné la vie et à qui on allait devoir l’ôter. En tout cas, Marco venait d’en parler aussi naturellement que de n’importe quel autre sujet, et il avait sans doute raison ? Trop de sensiblerie ne mène pas à grand-chose, et pour les vieux, c’est sans doute vrai que certains sont plus résistants que d’autres. On n’avait plus grand-chose à se dire, on s’était quittés, mais avec une drôle d’impression. Comme si on ne s’était pas tout dit. Pas trop à l’aise. Quelque temps après, c’est moi qui avais appris à Marco que le Quotidien régional ne publierait plus les rubriques nécrologiques. Il en était resté sur le cul ; le journal qu’il ouvrait tous les matins en prenant son café crème pour s’informer des dernières personnes décédées, victimes ou non de la nouvelle politique “anti vieux” du gouvernement  ! 

— Mais pour quelles raisons ? Leur trop grand nombre  ? La pénurie de papier  ? 

— Oui, oui, c’est à la suite de l’affaire des pilules létales. 

— Ah ! C’est plus que jamais d’actualité… 

Pas un jour sans que quiconque n’osât s’attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu’à remettre en cause les résultats des scientifiques. Les lecteurs ne savaient plus ce qu’il fallait penser, certains commençaient même à cacher leurs vieux ! 

— À trop jouer avec le feu… 

— Comme tu dis, le journal a commencé par s’autocensurer et, finalement, il ne paraîtra plus du tout.

— Mince alors, et pour le tiercé ! 

— Ben mon gars, faudra chercher tes tuyaux dans le Jupitérien enragé, il n’y a plus que celui-là. Il paraît que côté courses et sports, il tient la route. Puisque les autres avaient passé les bornes, il fallait bien qu’il reste un journal, on ne pouvait pas se passer d’informations tout de même. J’avais repris ce jour-là un limoncello avec Marco, mais ça me tracassait de devenir malgré moi un lecteur du Jupitérien enragé. Pourtant, autour de moi, les clients du bistrot continuaient leur vie comme avant, comme si de rien n’était : j’avais sûrement tort de m’inquiéter. 

Après la réforme des retraites adoptée à l’Assemblée nationale sans vote et promulguée ipso facto malgré la contestation populaire, la loi « grand âge » a contrario ne le serait sans doute jamais en raison de son coût exorbitant. L’exécutif avait préféré procéder par décrets successifs, au gré du vent ou au fil de l’eau si l’on est pêcheur ; une politique pas très claire, encore. Il faut dire qu’avec le recul de l’âge de la retraite, les vieux s’étaient imaginés couler enfin des jours heureux. Sauf qu’ils s’en allaient sans trop attendre, usés par le travail et gagnés par la maladie. Les vieilles semblaient plus coriaces. En raison d’un déficit budgétaire colossal, il fallait tailler dans le vif. Le gouvernement avait décidé que les vieilles et les vieux, quel que soit leur âge, dont le score au « mini mental test » était inférieur à 20 seraient inscrites sur une liste de candidats potentiels à la pilule létale. Le mouvement s’accéléra. Les établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes qui ne se soumettaient pas aux directives gouvernementales seraient poursuivis en justice et menacés de fermeture administrative. Ils devaient bien le savoir tout de même.       

— Faut pas pousser, disait Marco, tu comprends, la nation n’a rien à y gagner à accepter qu’on détourne la loi, et à jouer au chat et à la souris, « hors d’âge », avait-il rajouté en regardant autour de lui, au cas où on aurait surpris notre conversation. Par mesure de précaution, on prit l’habitude de rajouter « hors d’âge » à la fin des phrases ou après les mots. Au début, on avait ri, jaune, il est vrai, mais qu’est-ce qu’on avait ri quand on avait commandé « un pastis hors d’âge », ça nous avait fait drôle, pour le garçon de café aussi, car il nous avait fait répéter deux fois « un pastis hors d’âge » ? Il n’avait retenu que pastis sans chercher à comprendre ; c’était plus simple et puis après tout, le langage c’est fait pour évoluer et ce n’était pas plus étrange de donner dans le jaune, le sépia ou le brun — une couleur qui avait le vent en poupe — que de rajouter « putain ou con » à tout bout de champ, comme on le faisait dans certaines régions en particulier dans le sud du pays. Au moins, on était bien vus et on était tranquilles. On avait même fini par toucher le tiercé. Oh, pas un gros, mais tout de même, notre premier tiercé par temps sombre. Ça nous avait aidés à accepter les tracas des nouvelles réglementations. La chasse aux vieux commença. Tu parles d’une ambiance !  

— Tu comprends, je lui avais dit, j’ai toujours eu des parents auxquels j’étais très attaché, alors… 

On se sentait en sécurité. Comme si de faire tout simplement ce qui allait dans le bon sens dans la cité nous rassurait et nous simplifiait la vie. Observer les règles sombres, ça pouvait avoir du bon. Bien sûr, je pensais au petit garçon que j’avais croisé sur le trottoir d’en face et qui pleurait la mort de ses grands-parents, victimes des nouvelles lois. C’était dur à vivre, mais il fallait avant tout se sentir en règle et on oublierait vite les anciennes lois. Depuis, mes parents vivaient cloîtrés. Lorsque je sortais, je fermais la porte à double tour, en priant pour qu’ils ne fassent pas trop de bruit et n’alertent pas les voisins. Et puis hier, incroyable, moi qui me croyais en paix, j’ai failli me faire piéger par les miliciens de la ville parce que je sifflais une vieille rengaine du temps de mes parents. Cela leur a paru louche, mais ils ne m’ont pas reconnu, parce qu’ils sont nouveaux dans le quartier et qu’ils ne connaissent pas encore tout le monde. Ça m’a coupé le sifflet. J’allais chez Marco avec un pack de bières à la main. Le dimanche, c’est chez Marco qu’on joue à la belote. J’ai vite fait demi-tour. J’ai pressé le pas. Une coulée de sueur trempait ma chemise. Puis, j’ai appelé Marco. Je lui ai expliqué la situation. Il a compris de suite. Finalement, Marco est venu chez moi. On devait taper le carton deux, trois heures, tout en grignotant. Et là, surprise totale : la porte de mon appart avait volé en éclats, et deux miliciens plantés sur le palier faisaient circuler les curieux. J’ai pris la poudre d’escampette et le dernier étage atteint, je suis redescendu par l’ascenseur. En bas, les gens parlaient à mi-voix :  

— Pourtant, ils sont si gentils, ses parents, même s’ils perdent un peu la tête par moments. Ce matin, Radio nationale a confirmé la nouvelle. Ils ont dit que détenir à son domicile des parents « non conformes », à quelque époque que ce soit, est un délit. Le speaker a même ajouté : « injure à l’État national ». Et j’ai bien noté que je risquais moi-même de graves ennuis. 

— Je ne sais pas où ils ont emmené mes parents ?

Là, ils exagèrent. C’est de la folie. Et moi qui me croyais tranquille pour un bout de temps avec mes parents à qui je souhaitais de mourir d’une belle mort. Je n’ai pas dormi de la nuit. J’aurais dû me méfier dès qu’ils nous ont imposé leur première loi sur les vieux. Après tout, ils étaient à moi mes parents, comme ceux de Marco, on aurait dû dire non. Résister davantage, mais comment ? Ça va si vite, il y a le boulot, les soucis de tous les jours. Les autres aussi baissent les bras pour être un peu tranquilles, non ? On frappe à la porte. Si tôt le matin, ça n’arrive jamais. J’ai peur. Le jour n’est pas levé, il fait encore bien sombre au-dehors. Mais, arrêtez de taper si fort, j’arrive.


I’m a poor lonesome doctor…


Texte inspiré de Franck Pavloff, Matin brun, Cheyne Éditeur, 2002.

Photo : Die Toteninsel II - Arnold Böcklin (Metropolitan Museum of Art)

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