#lemondequichange

19/03/2024

Gérald Cohen

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Quelques jours après la fin de la fashion week de ce mois de mars 2024, Gérald Cohen revient sur l'évènement pour mieux décrypter et expliquer notre société actuelle, ses tendances et ses travers. Audacieux, impertinent, un brin provocateur, il décrit le combat (à mort ?) des générations qui cohabitent actuellement, des jeunes fragiles et imbus d'eux-mêmes, l'écartèlement que nous vivons tirés vers le futur mais tournés vers le passé... Et s'il avait raison !

 

La fashion week printemps 2024 vient de se terminer. On a envie de demander : rien n'a changé, tout a changé ?

GC : Rien a changé, tout continue ! Tout continue avec de légères modifications, c'est-à-dire que, comme dans toutes les industries, on parle davantage des femmes stylistes ou des femmes propriétaires de leur propres marques. Alors évidemment, il y a Stella McCartney et son discours durable qui n'est pas porteur de chiffre d'affaires… Et on se demande de plus en plus pourquoi il n'y a pas de femmes stylistes à la tête des grandes maisons. Les directeurs artistiques sont à 90% des hommes. Comme cette question est présente absolument partout aujourd’hui, elle est présente aussi dans la mode : pour quelle raison n'y a-t-il pas davantage de femmes stylistes ? Cela tient peut-être aux grandes maisons, ou alors ce sont les femmes qui disent non ? Bien sûr, c'est un débat qui existe aussi bien pour la direction artistique que pour la tête des grandes maisons. Alors oui, Dior est dirigée par Delphine Arnault, qui est la fille de Bernard Arnault, et Zara par Marta Ortega, la fille du fondateur de la marque. Mais c'est suffisamment rare pour être souligné.



D'autres grands changements ?

GC : En fait, il y a le monde avant Covid et le monde après Covid. Avec la pandémie, la mode vintage a explosé. D'ailleurs, Vestiaire Collective est une des rares marques à avoir réussi à faire une levée de fonds en Asie pendant le Covid alors même qu'ils n'y étaient pas présents. Et qui plus est sur un marché asiatique culturellement opposé au vintage, parce que ce n'est pas feng shui de porter des vêtements de seconde main. Depuis, le phénomène du vintage a explosé. Avant, dans les années 1980, c'était un truc de pauvre, de gens qui n'avaient pas les moyens. Et, aujourd'hui, ce phénomène est apparu et se développe en même temps que se développent les maisons de luxe. Mais, précisément, ce sont toutes des maisons anciennes. Cette tendance remonte à la fin des années 90 avec monsieur Arnaud qui a racheté Dior puis Vuitton et a ensuite constitué un groupe international devenu un modèle économique et de communication pour toute l'industrie de la mode dans le monde entier. On assiste, pour moi, à une panthéonisation du monde, c'est-à-dire qu'on convoque les figures anciennes de la mode : Monsieur Dior, Monsieur Vuitton, Monsieur Balenciaga… et on enlève les prénoms parce que sinon ça ferait too much. Dès que le fondateur d'une boîte meurt, elle est reprise par une grande marque, et on ne garde que le nom, pas le prénom.


C'est un peu un retour au monde d'avant…

GC : Politiquement, la France envoie du monde au Panthéon et, en même temps, un autre panthéon de la mode s’est effectivement créé ; c'est le monde d'avant qui le dirige. À l'opposé, le monde de demain, incarné par toutes les nouvelles technologies et par Elon Musk, hyperactif, promet un monde virtuel. Ce n'est pas dû au hasard que les deux plus grosses fortunes du monde soient l'une Bernard Arnault, le mec de la panthéonisation, et, l'autre Elon Musk, l'homme du futur.
Rappelons que l'industrie du luxe, et même celle de la fast fashion ou celle de Zara, c'est le monde d’avant. Pourquoi y est-on tellement attaché alors qu'on sait qu'on va inévitablement vers le futur, c'est-à-dire vers un monde virtuel qui utilise des technologies nouvelles ? Ce monde du futur, on ne le retrouve pas dans la mode… Peut-être un peu dans le défilé de Nicolas Ghesquière pour Vuitton avec quelques silhouettes robotiques, des matières futuristes, une pluie électronique avant… Mais sinon, tout le monde ne fait référence qu'au passé !

 


Et alors, comment expliques-tu ce phénomène ? Quelle analyse en fais-tu ?

GC : Le monde d'avant est aussi celui de l'inquiétude. Les gens ont peur de l'avenir. Chaque fois qu'il y a une nouvelle invention marquante, les gens voient le mal plus que le bien. On vit dans l'attente permanente d'un basculement qui finira par arriver. Et ce basculement interviendra quand on sera définitivement passé du monde de Bernard Arnault à celui d'Elon musk. En ce moment, c'est très amusant ; on se demande tous les jours qui est l'homme le plus riche du monde : Bernard Arnault ou Elon Musk ? Et on ne parle pas d'argent ! On parle de culture parce que plus ils vendent leur imaginaire, plus ils sont puissants. C'est l'imaginaire du monde de demain qui fait peur.
Et ce que moi j'ai trouvé dans cette fashion week, comme dans les précédentes, c'est que personne n'a inventé une mode nouvelle. Évidemment, il y a un discours durable qu'on retrouve absolument partout. J'avais trouvé ce titre pour mon livre : 10 milliards, la déferlante durable. Et, effectivement, c'est la déferlante durable. Aujourd'hui, la première question qu'on pose aux gens dans les salons est : c'est fabriqué où ? C'est devenu un discours obligatoire pour toutes les marques, sinon tu ne vends pas.
Mais en réalité, les marques ne proposent rien… Rien en termes de style, rien en termes d'imaginaire, rien en termes de projection dans le futur, comme ça avait été le cas dans les années 1960 et 1970. La mode était portée par la libération de la femme et par la libération de l'homme, tout le monde a profité de ce changement. Les hommes y ont gagné autant que les femmes. Mais aujourd’hui, pour moi, le discours est biaisé ; on parle de futur en évoquant des marques du passé et avec une absence flagrante de créativité. C'est juste le discours durable, écolo, qui prend le pas… Mais on fabrique de plus en plus de vêtements.

Il y a finalement une espèce de schizophrénie du secteur qui a ce discours durable et en même temps est dans une frénésie de production…

GC : Et de consommation !! Et ceux qui consomment le plus, ce sont les jeunes, parce qu'ils consomment des fringues chez Zara et dans la fast fashion. Ce sont eux les plus gros consommateurs, et ils reprochent à leurs parents et leurs grands-parents d'avoir foutu le monde en l'air. Mais ils continuent de le faire à leur tour. Leur rêve, c'est de voyager en jet, pas un ne refusera un voyage en jet. Il y a une haine institutionnalisée de la génération actuelle pour les générations passées qui leur ont construit un monde doré sur tranche. Ce contraste, on le voit de plus en plus aussi bien dans l'expression de la mode que dans la réalité quotidienne. Il n'y a plus de solidarité générationnelle. S'ils pouvaient nous tuer, ils nous tueraient. C'est ce que j'avais écrit dans l'introduction de mon premier livre La mode, observatoire du monde qui change. Nous sommes dans une société mortifère jusqu'à la panthéonisation ! On te dit que les vieux sont bien quand ils sont morts, que ce soit Simone Veil, Robert Badinter… Et on oublie que le monde dans lequel on vit est celui de cette génération des années 1970 qui a reconstruit le monde après guerre. Donc, c'est ce conflit mortel entre les générations qui est inquiétant aujourd'hui.


Tu as une analyse singulière du monde dans lequel nous vivons qui questionne sur ton parcours… Comment es-tu arrivé dans la mode ?

GC : Par accident, je voulais travailler dans la publicité. Mon modèle était Jacques Séguéla, et je voulais faire de la publicité comme lui. Et puis, en passant devant une boutique qui s'appelait, et s'appelle toujours, L'Éclaireur, au début des années 1990, le propriétaire m'a demandé si je pouvais lui avoir des articles dans la presse sur ses ceintures. Moi, je voulais gagner de l'argent donc j'ai dit : “Oui, bien sûr…” Mais je ne savais même pas comment faire. On a commencé, et sa petite boutique de 26 m2 est devenue aujourd'hui un empire de 5 magasins mondialement reconnu. Nous avons fait alliance, lui avec sa boutique, moi avec mon activité dans la com, pour repérer les marques de mode qui étaient intéressantes avant qu'elles ne soient connues : Dries van Noten, Ann Demeulemeester, Tod's… À l'époque, il n'y avait pas internet, cette collaboration a été essentielle pour progresser, lui comme moi.
Donc, je suis devenu attaché de presse, je travaillais avec les journalistes. D'ailleurs le premier métier de Jacques Séguéla, c'était journaliste, il est passé ensuite à la publicité. Moi, je suis passé d'attaché de presse à la publicité. J'ai fait des campagnes de pub pour beaucoup de mes clients.


Et comment en es-tu venu à écrire sur la mode ?

GC : Il y a une dizaine d'années, j'ai vu arriver les enfants de mes amis ou d'amis d'amis qui voulaient faire des sacs, des chaussures, des trucs comme ça… évidemment, c'était raté. Ça se saurait si tu savais faire des chaussures et des sacs à 20-25 ans. Bernard Arnault aurait fermé boutique depuis longtemps !! Mais ce qui m'avait intéressé, c'est que le discours avait changé. Et je me suis toujours intéressé au pourquoi de ce changement. Ça m'a amené à créer le concours Babybrand pour faire venir à moi la nouvelle génération de marques et accompagner ces jeunes entrepreneurs. Le concours a pris de l'ampleur ; il s'est divisé en deux, Babybrand Fashion pour la mode et Babybrand Food pour l'alimentaire. En parallèle, spontanément, je me suis mis à écrire sur ce dont je parlais au début de l'entretien, la panthéonisation du monde, c'est-à-dire le monde d'avant et le monde de demain. C'est un thème qui m'a toujours intéressé.
J'ai écrit mon premier livre, La mode, observatoire du monde qui change pour parler de cette génération, la génération Claude Sautet, la génération de nos parents qui ont reconstruit comme des héros le monde après la guerre. Ils en ont tellement bavé, avec les communistes, les nazis et tous les -ismes et ils ont reconstruit le monde, libéré les femmes… Avec des bouts d'allumettes, ils sont allés sur la Lune !! C'est colossal, et c'est peut-être pour ça qu'il y a ce Panthéon aujourd'hui. C'est énorme, et on ne s'en rend pas compte, on n'en parle pas assez.
Et il y a eu cette nouvelle génération, avec un nouveau discours, que j'avais pressenti il y a une dizaine d'années quand j'ai vu arriver des nouvelles marques fabriquées en France. Mais, à l'époque, elles étaient made in France pour des raisons économiques. C'est après que sont venues les raisons éthiques. En réalité, ce dont ils ne se sont jamais rendu compte, c'est qu'ils n'étaient jamais que les fruits de l'éducation qu'on leur avait donnée, que ma génération leur a donnée.
Avant, je pensais que c'était la production, internet et tout ça. Mais en écrivant le livre, j'ai appris des choses parce que j'ai été obligé de me documenter, de réfléchir, de me remettre en question. Et là, j'ai compris que ce qui avait changé dans le monde, ce n'est pas internet, ni les nouvelles technologies, mais l'éducation… il y a un auteur, dont j'ai oublié le nom, qui les appelle la snowflake génération.


La snowflake génération…

GC : Il avait écrit le livre Fight Club, devenu un film culte dans lequel Brad Pitt dit à un jeune : « Vous n'êtes pas exceptionnels. Vous n'êtes pas un flocon de neige, merveilleux et unique. Vous êtes faits de la même substance organique pourrissante que tout le reste. » Et là, j'ai compris que c'est ça, le vrai terme : la snowflake generation. Cette génération se croit parfaite, ils se trouvent beaux et intelligents… Mais c’est l'éducation qui a changé, c’est parce qu'on leur a dit qu'ils sont beaux et intelligents. Alors qu'ils sont aussi cons que leurs grands-parents, et aussi laids que leurs parents ! Ça leur donne une assurance, fictive évidemment, puisque tu les démontes en deux secondes… mais t'as plus le droit, parce qu'il y a la bienveillance et tous ces trucs, toute cette nouvelle façon de penser.


C'est l'éducation qu'on leur a donné qui a changé la donne ?

GC : Oui, et le monde n'a pas fini de changer du fait de cette nouvelle éducation qui met en avant des valeurs qui s'appellent l'empathie, la bienveillance… Ce sont des valeurs qui ont remplacé le courage et le sens de l'effort de nos grands-parents. C'est quand même pas avec l'empathie qu'on gagne des guerres qu'elles soient militaires ou économiques. Non, on gagne par l'effort, le courage, la force.


Tout ça transparaît dans la mode ?

GC : Oui, bien sûr, ça transparaît dans la mode où on voit le rôle plus important des femmes comme entrepreneurs et créatrices de marques, même si elles n'ont pas encore droit au graal qui est d'être directeur artistique de grande maison. Mais on le voit également dans l'institutionnalisation progressive du non genre. Il y a de plus en plus de jeunes marques qui proposent, sans même le revendiquer, des collections non genrées, alors qu'avant les gens faisaient semblant d'être outrés dès qu'on sortait une jupe pour les hommes.


En même temps, on est dans une société aujourd'hui où il y a une espèce de norme contraignante, d'uniformisation de la façon de s'habiller. On parle, par exemple, de plus en plus d'uniformes pour les écoliers.

GC : Oui, mais je pense que l'uniforme pour les lycéens existe déjà. Ils ont tous le même jean, les mêmes baskets... Ce dont on parle aujourd'hui, c'est plus un discours politique. Moi, je pense plutôt à l'uniformisation du sexe. Le sexe et les relations sexuelles entre les gens sont devenus une source de conflit ; ils sont condamnés de façon permanente. Et pour moi, cet uniforme, il ne fait que cacher, en quelque sorte, le sexe des gens. Tout ce qui touche au sexe aujourd'hui est devenu tabou. À l'opposé de ce qui s'est passé dans les années 1960 et 1970, on a, aujourd'hui, une privation de liberté qui passe par le sexe. Et le non genre a amené au no sex ! Mais le sexe, c'est quand même, la base de la mode, quoi !


On voit qu'écrire t'amène à mieux comprendre le monde. Mais écris-tu pour toi ou pour être lu ?

GC : J'écris pour moi, j'écris pour réfléchir. Et c'est même pas pour avoir raison ! En fait, parfois, je relis des passages de mes livres et je dis : “Ah, tiens, là, j'avais raison.” Dernièrement, un ami qui travaille dans la mode me présente en disant que j'ai été le premier à prévoir cette nouvelle génération de marques durables. Mais je n'ai pas du tout ce sentiment. En vérité, j'ai probablement été un des premiers professionnels de la profession à écrire sur ce phénomène mais d'autres, sûrement, l'ont pensé avant moi. Et j'ai découvert qu'en écrivant, on réfléchissait mieux, et qu'après on pouvait partager son point de vue avec les médias. Je ne pense même pas au lecteur Monsieur Tout-le-monde.


As-tu d'autres livres en préparation ?

GC : J'aimerais bien, notamment sur cette question : comment passer du vintage au metavers. Ça fait deux ans que j'y pense. Et puis j'ai écrit un roman que je suis en train de réécrire. Je pensais que le roman, c'était plus facile. Mais c'est pas vrai, tout est difficile ! Alors j'organise ma vie autour de mon travail, ma vie privée et l'écriture donc : un tiers, un tiers, un tiers.


Et d'autres projets que l'écriture ?

GC : Je me suis remis à travailler avec des marques de mode, comme attaché de presse. Et je vais développer le concours Babybrand Design pour compléter la fashion et la food.
Et puis continuer à profiter de la vie. Je me dis que les gens se plaignent beaucoup et s'énervent beaucoup pour rien ! Quand je revois des journalistes que je n'ai pas vus depuis dix ans, avec lesquels j'avais eu des relations conflictuelles, c'est un vrai plaisir mutuel de se revoir. On se dit qu'on s’est beaucoup engueulés mais qu'on a aussi la chance de vivre dans la mode. C'est une industrie compétitive, peut-être la plus compétitive du monde, mais qu'est-ce qu'on s'amuse ! Aujourd'hui, on sait que ce qu'on est en train de vivre est drôle, sympathique. Et c'est génial !


 

La mode, observatoire du monde qui change  Dix milliards, la déferlante durable

Quelques jours après la fin de la fashion week de ce mois de mars 2024, Gérald Cohen revient sur l'évènement pour mieux décrypter et expliquer notre société actuelle, ses tendances et ses travers. Audacieux, impertinent, un brin provocateur, il décrit le combat (à mort ?) des générations qui cohabitent actuellement, des jeunes fragiles et imbus d'eux-mêmes, l'écartèlement que nous vivons tirés vers le futur mais tournés vers le passé... Et s'il avait raison !

 

La fashion week printemps 2024 vient de se terminer. On a envie de demander : rien n'a changé, tout a changé ?

GC : Rien a changé, tout continue ! Tout continue avec de légères modifications, c'est-à-dire que, comme dans toutes les industries, on parle davantage des femmes stylistes ou des femmes propriétaires de leur propres marques. Alors évidemment, il y a Stella McCartney et son discours durable qui n'est pas porteur de chiffre d'affaires… Et on se demande de plus en plus pourquoi il n'y a pas de femmes stylistes à la tête des grandes maisons. Les directeurs artistiques sont à 90% des hommes. Comme cette question est présente absolument partout aujourd’hui, elle est présente aussi dans la mode : pour quelle raison n'y a-t-il pas davantage de femmes stylistes ? Cela tient peut-être aux grandes maisons, ou alors ce sont les femmes qui disent non ? Bien sûr, c'est un débat qui existe aussi bien pour la direction artistique que pour la tête des grandes maisons. Alors oui, Dior est dirigée par Delphine Arnault, qui est la fille de Bernard Arnault, et Zara par Marta Ortega, la fille du fondateur de la marque. Mais c'est suffisamment rare pour être souligné.



D'autres grands changements ?

GC : En fait, il y a le monde avant Covid et le monde après Covid. Avec la pandémie, la mode vintage a explosé. D'ailleurs, Vestiaire Collective est une des rares marques à avoir réussi à faire une levée de fonds en Asie pendant le Covid alors même qu'ils n'y étaient pas présents. Et qui plus est sur un marché asiatique culturellement opposé au vintage, parce que ce n'est pas feng shui de porter des vêtements de seconde main. Depuis, le phénomène du vintage a explosé. Avant, dans les années 1980, c'était un truc de pauvre, de gens qui n'avaient pas les moyens. Et, aujourd'hui, ce phénomène est apparu et se développe en même temps que se développent les maisons de luxe. Mais, précisément, ce sont toutes des maisons anciennes. Cette tendance remonte à la fin des années 90 avec monsieur Arnaud qui a racheté Dior puis Vuitton et a ensuite constitué un groupe international devenu un modèle économique et de communication pour toute l'industrie de la mode dans le monde entier. On assiste, pour moi, à une panthéonisation du monde, c'est-à-dire qu'on convoque les figures anciennes de la mode : Monsieur Dior, Monsieur Vuitton, Monsieur Balenciaga… et on enlève les prénoms parce que sinon ça ferait too much. Dès que le fondateur d'une boîte meurt, elle est reprise par une grande marque, et on ne garde que le nom, pas le prénom.


C'est un peu un retour au monde d'avant…

GC : Politiquement, la France envoie du monde au Panthéon et, en même temps, un autre panthéon de la mode s’est effectivement créé ; c'est le monde d'avant qui le dirige. À l'opposé, le monde de demain, incarné par toutes les nouvelles technologies et par Elon Musk, hyperactif, promet un monde virtuel. Ce n'est pas dû au hasard que les deux plus grosses fortunes du monde soient l'une Bernard Arnault, le mec de la panthéonisation, et, l'autre Elon Musk, l'homme du futur.
Rappelons que l'industrie du luxe, et même celle de la fast fashion ou celle de Zara, c'est le monde d’avant. Pourquoi y est-on tellement attaché alors qu'on sait qu'on va inévitablement vers le futur, c'est-à-dire vers un monde virtuel qui utilise des technologies nouvelles ? Ce monde du futur, on ne le retrouve pas dans la mode… Peut-être un peu dans le défilé de Nicolas Ghesquière pour Vuitton avec quelques silhouettes robotiques, des matières futuristes, une pluie électronique avant… Mais sinon, tout le monde ne fait référence qu'au passé !

 


Et alors, comment expliques-tu ce phénomène ? Quelle analyse en fais-tu ?

GC : Le monde d'avant est aussi celui de l'inquiétude. Les gens ont peur de l'avenir. Chaque fois qu'il y a une nouvelle invention marquante, les gens voient le mal plus que le bien. On vit dans l'attente permanente d'un basculement qui finira par arriver. Et ce basculement interviendra quand on sera définitivement passé du monde de Bernard Arnault à celui d'Elon musk. En ce moment, c'est très amusant ; on se demande tous les jours qui est l'homme le plus riche du monde : Bernard Arnault ou Elon Musk ? Et on ne parle pas d'argent ! On parle de culture parce que plus ils vendent leur imaginaire, plus ils sont puissants. C'est l'imaginaire du monde de demain qui fait peur.
Et ce que moi j'ai trouvé dans cette fashion week, comme dans les précédentes, c'est que personne n'a inventé une mode nouvelle. Évidemment, il y a un discours durable qu'on retrouve absolument partout. J'avais trouvé ce titre pour mon livre : 10 milliards, la déferlante durable. Et, effectivement, c'est la déferlante durable. Aujourd'hui, la première question qu'on pose aux gens dans les salons est : c'est fabriqué où ? C'est devenu un discours obligatoire pour toutes les marques, sinon tu ne vends pas.
Mais en réalité, les marques ne proposent rien… Rien en termes de style, rien en termes d'imaginaire, rien en termes de projection dans le futur, comme ça avait été le cas dans les années 1960 et 1970. La mode était portée par la libération de la femme et par la libération de l'homme, tout le monde a profité de ce changement. Les hommes y ont gagné autant que les femmes. Mais aujourd’hui, pour moi, le discours est biaisé ; on parle de futur en évoquant des marques du passé et avec une absence flagrante de créativité. C'est juste le discours durable, écolo, qui prend le pas… Mais on fabrique de plus en plus de vêtements.

Il y a finalement une espèce de schizophrénie du secteur qui a ce discours durable et en même temps est dans une frénésie de production…

GC : Et de consommation !! Et ceux qui consomment le plus, ce sont les jeunes, parce qu'ils consomment des fringues chez Zara et dans la fast fashion. Ce sont eux les plus gros consommateurs, et ils reprochent à leurs parents et leurs grands-parents d'avoir foutu le monde en l'air. Mais ils continuent de le faire à leur tour. Leur rêve, c'est de voyager en jet, pas un ne refusera un voyage en jet. Il y a une haine institutionnalisée de la génération actuelle pour les générations passées qui leur ont construit un monde doré sur tranche. Ce contraste, on le voit de plus en plus aussi bien dans l'expression de la mode que dans la réalité quotidienne. Il n'y a plus de solidarité générationnelle. S'ils pouvaient nous tuer, ils nous tueraient. C'est ce que j'avais écrit dans l'introduction de mon premier livre La mode, observatoire du monde qui change. Nous sommes dans une société mortifère jusqu'à la panthéonisation ! On te dit que les vieux sont bien quand ils sont morts, que ce soit Simone Veil, Robert Badinter… Et on oublie que le monde dans lequel on vit est celui de cette génération des années 1970 qui a reconstruit le monde après guerre. Donc, c'est ce conflit mortel entre les générations qui est inquiétant aujourd'hui.


Tu as une analyse singulière du monde dans lequel nous vivons qui questionne sur ton parcours… Comment es-tu arrivé dans la mode ?

GC : Par accident, je voulais travailler dans la publicité. Mon modèle était Jacques Séguéla, et je voulais faire de la publicité comme lui. Et puis, en passant devant une boutique qui s'appelait, et s'appelle toujours, L'Éclaireur, au début des années 1990, le propriétaire m'a demandé si je pouvais lui avoir des articles dans la presse sur ses ceintures. Moi, je voulais gagner de l'argent donc j'ai dit : “Oui, bien sûr…” Mais je ne savais même pas comment faire. On a commencé, et sa petite boutique de 26 m2 est devenue aujourd'hui un empire de 5 magasins mondialement reconnu. Nous avons fait alliance, lui avec sa boutique, moi avec mon activité dans la com, pour repérer les marques de mode qui étaient intéressantes avant qu'elles ne soient connues : Dries van Noten, Ann Demeulemeester, Tod's… À l'époque, il n'y avait pas internet, cette collaboration a été essentielle pour progresser, lui comme moi.
Donc, je suis devenu attaché de presse, je travaillais avec les journalistes. D'ailleurs le premier métier de Jacques Séguéla, c'était journaliste, il est passé ensuite à la publicité. Moi, je suis passé d'attaché de presse à la publicité. J'ai fait des campagnes de pub pour beaucoup de mes clients.


Et comment en es-tu venu à écrire sur la mode ?

GC : Il y a une dizaine d'années, j'ai vu arriver les enfants de mes amis ou d'amis d'amis qui voulaient faire des sacs, des chaussures, des trucs comme ça… évidemment, c'était raté. Ça se saurait si tu savais faire des chaussures et des sacs à 20-25 ans. Bernard Arnault aurait fermé boutique depuis longtemps !! Mais ce qui m'avait intéressé, c'est que le discours avait changé. Et je me suis toujours intéressé au pourquoi de ce changement. Ça m'a amené à créer le concours Babybrand pour faire venir à moi la nouvelle génération de marques et accompagner ces jeunes entrepreneurs. Le concours a pris de l'ampleur ; il s'est divisé en deux, Babybrand Fashion pour la mode et Babybrand Food pour l'alimentaire. En parallèle, spontanément, je me suis mis à écrire sur ce dont je parlais au début de l'entretien, la panthéonisation du monde, c'est-à-dire le monde d'avant et le monde de demain. C'est un thème qui m'a toujours intéressé.
J'ai écrit mon premier livre, La mode, observatoire du monde qui change pour parler de cette génération, la génération Claude Sautet, la génération de nos parents qui ont reconstruit comme des héros le monde après la guerre. Ils en ont tellement bavé, avec les communistes, les nazis et tous les -ismes et ils ont reconstruit le monde, libéré les femmes… Avec des bouts d'allumettes, ils sont allés sur la Lune !! C'est colossal, et c'est peut-être pour ça qu'il y a ce Panthéon aujourd'hui. C'est énorme, et on ne s'en rend pas compte, on n'en parle pas assez.
Et il y a eu cette nouvelle génération, avec un nouveau discours, que j'avais pressenti il y a une dizaine d'années quand j'ai vu arriver des nouvelles marques fabriquées en France. Mais, à l'époque, elles étaient made in France pour des raisons économiques. C'est après que sont venues les raisons éthiques. En réalité, ce dont ils ne se sont jamais rendu compte, c'est qu'ils n'étaient jamais que les fruits de l'éducation qu'on leur avait donnée, que ma génération leur a donnée.
Avant, je pensais que c'était la production, internet et tout ça. Mais en écrivant le livre, j'ai appris des choses parce que j'ai été obligé de me documenter, de réfléchir, de me remettre en question. Et là, j'ai compris que ce qui avait changé dans le monde, ce n'est pas internet, ni les nouvelles technologies, mais l'éducation… il y a un auteur, dont j'ai oublié le nom, qui les appelle la snowflake génération.


La snowflake génération…

GC : Il avait écrit le livre Fight Club, devenu un film culte dans lequel Brad Pitt dit à un jeune : « Vous n'êtes pas exceptionnels. Vous n'êtes pas un flocon de neige, merveilleux et unique. Vous êtes faits de la même substance organique pourrissante que tout le reste. » Et là, j'ai compris que c'est ça, le vrai terme : la snowflake generation. Cette génération se croit parfaite, ils se trouvent beaux et intelligents… Mais c’est l'éducation qui a changé, c’est parce qu'on leur a dit qu'ils sont beaux et intelligents. Alors qu'ils sont aussi cons que leurs grands-parents, et aussi laids que leurs parents ! Ça leur donne une assurance, fictive évidemment, puisque tu les démontes en deux secondes… mais t'as plus le droit, parce qu'il y a la bienveillance et tous ces trucs, toute cette nouvelle façon de penser.


C'est l'éducation qu'on leur a donné qui a changé la donne ?

GC : Oui, et le monde n'a pas fini de changer du fait de cette nouvelle éducation qui met en avant des valeurs qui s'appellent l'empathie, la bienveillance… Ce sont des valeurs qui ont remplacé le courage et le sens de l'effort de nos grands-parents. C'est quand même pas avec l'empathie qu'on gagne des guerres qu'elles soient militaires ou économiques. Non, on gagne par l'effort, le courage, la force.


Tout ça transparaît dans la mode ?

GC : Oui, bien sûr, ça transparaît dans la mode où on voit le rôle plus important des femmes comme entrepreneurs et créatrices de marques, même si elles n'ont pas encore droit au graal qui est d'être directeur artistique de grande maison. Mais on le voit également dans l'institutionnalisation progressive du non genre. Il y a de plus en plus de jeunes marques qui proposent, sans même le revendiquer, des collections non genrées, alors qu'avant les gens faisaient semblant d'être outrés dès qu'on sortait une jupe pour les hommes.


En même temps, on est dans une société aujourd'hui où il y a une espèce de norme contraignante, d'uniformisation de la façon de s'habiller. On parle, par exemple, de plus en plus d'uniformes pour les écoliers.

GC : Oui, mais je pense que l'uniforme pour les lycéens existe déjà. Ils ont tous le même jean, les mêmes baskets... Ce dont on parle aujourd'hui, c'est plus un discours politique. Moi, je pense plutôt à l'uniformisation du sexe. Le sexe et les relations sexuelles entre les gens sont devenus une source de conflit ; ils sont condamnés de façon permanente. Et pour moi, cet uniforme, il ne fait que cacher, en quelque sorte, le sexe des gens. Tout ce qui touche au sexe aujourd'hui est devenu tabou. À l'opposé de ce qui s'est passé dans les années 1960 et 1970, on a, aujourd'hui, une privation de liberté qui passe par le sexe. Et le non genre a amené au no sex ! Mais le sexe, c'est quand même, la base de la mode, quoi !


On voit qu'écrire t'amène à mieux comprendre le monde. Mais écris-tu pour toi ou pour être lu ?

GC : J'écris pour moi, j'écris pour réfléchir. Et c'est même pas pour avoir raison ! En fait, parfois, je relis des passages de mes livres et je dis : “Ah, tiens, là, j'avais raison.” Dernièrement, un ami qui travaille dans la mode me présente en disant que j'ai été le premier à prévoir cette nouvelle génération de marques durables. Mais je n'ai pas du tout ce sentiment. En vérité, j'ai probablement été un des premiers professionnels de la profession à écrire sur ce phénomène mais d'autres, sûrement, l'ont pensé avant moi. Et j'ai découvert qu'en écrivant, on réfléchissait mieux, et qu'après on pouvait partager son point de vue avec les médias. Je ne pense même pas au lecteur Monsieur Tout-le-monde.


As-tu d'autres livres en préparation ?

GC : J'aimerais bien, notamment sur cette question : comment passer du vintage au metavers. Ça fait deux ans que j'y pense. Et puis j'ai écrit un roman que je suis en train de réécrire. Je pensais que le roman, c'était plus facile. Mais c'est pas vrai, tout est difficile ! Alors j'organise ma vie autour de mon travail, ma vie privée et l'écriture donc : un tiers, un tiers, un tiers.


Et d'autres projets que l'écriture ?

GC : Je me suis remis à travailler avec des marques de mode, comme attaché de presse. Et je vais développer le concours Babybrand Design pour compléter la fashion et la food.
Et puis continuer à profiter de la vie. Je me dis que les gens se plaignent beaucoup et s'énervent beaucoup pour rien ! Quand je revois des journalistes que je n'ai pas vus depuis dix ans, avec lesquels j'avais eu des relations conflictuelles, c'est un vrai plaisir mutuel de se revoir. On se dit qu'on s’est beaucoup engueulés mais qu'on a aussi la chance de vivre dans la mode. C'est une industrie compétitive, peut-être la plus compétitive du monde, mais qu'est-ce qu'on s'amuse ! Aujourd'hui, on sait que ce qu'on est en train de vivre est drôle, sympathique. Et c'est génial !


 

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