#lesenfants
3/06/2024
Aline Issermann
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Nous connaissons Aline Issermann pour ses films engagés des années 1980, alors que le paysage cinématographique français demeure encore très masculin : Le destin de Juliette, paru en 1983 (déjà !), sur la violence conjugale, L’amant magnifique (1986), sur le désir féminin, L’Ombre du doute, sur l’inceste (en 1993, déjà)… Quarante ans après son premier film, Aline publie son premier livre, L’insolente liberté des boutons d’or, récit romanesque au style complètement fou de son enfance jusqu’à son départ de la maison familiale. Un monument d’écriture magnifique et audacieuse pour raconter avec la plus grande justesse l’esprit de l’enfance et le drame des violences intrafamiliales. Mais pourquoi Aline n’a-t-elle donc jamais écrit auparavant ? Quelle place occupe l’écriture dans sa vie ?
L’insolente liberté des boutons d’or raconte ton enfance, il y a un certain nombre d’années…
Je vous en prie… Je rigole, il y a un certain nombre d’années, en effet… Et ça, c’est génial, en même temps ! Franchement, c’est vrai, parce que le fait que ma petite enfance n’était pas longtemps après la guerre donne des souvenirs que peu de gens ont encore. Quand on naît dans un petit village de la Sarthe qui vivait presque encore comme avant la Seconde Guerre mondiale, on connaît effectivement une campagne qui n’existe plus, des métiers qui n’existent plus, des sons de village qui n’existent plus… tout un monde qui a complètement disparu. Et la « liberté des boutons d’or » dit que j’ai vécu à la campagne : on marchait sur les chemins en terre battue et sur les routes avec des talus débordants de coquelicots, de bleuets et de boutons-d’or, et je trouvais ça absolument magnifique. Ils étaient à notre hauteur d’enfant… Ça crée des souvenirs merveilleux.
Le livre commence avec ta naissance et se termine à la fin de ton adolescence.
Oui, ça se termine quand je me suis barrée de chez mes parents, quand je suis partie en courant, comme si une bombe explosait. Je raconte cette fin avec peut-être deux ou trois choses qui vont un peu au-delà.
Tu racontes ta petite enfance avec le ton de l’enfant, aussi…
Oui, mais ce n’est pas du tout volontaire. Ça s’est fait comme ça, c’est-à-dire que je voulais écrire ce livre depuis très longtemps et je l’attendais. Je ne voulais pas me forcer à prendre un style ou je ne sais pas quoi. D’abord parce que j’en suis bien incapable, ensuite parce que j’ai horreur des pensums, des devoirs et de me forcer à quoi que ce soit. Donc, il fallait que je m’assois et que ça vienne naturellement, que ce soit comme une évidence. Et après toutes ces années, poussée par la nécessité d’écrire ce livre, j’ai fini par m’y mettre, mais ça s’est fait tout seul, sans brouillon ni rien. Bien sûr, après, j’ai corrigé des mots, des phrases, mais je n’ai jamais cherché une manière d’écrire, c’est venu tout seul. Je suis vraiment descendue – je n’aime pas dire à la cave, le passé n’est pas sous terre ni le futur dans le ciel –, je suis vraiment allée comme un pèlerin avec ma petite lanterne dans mon passé, et j’y suis allée physiquement car c’est comme ça que j’ai trouvé la façon de parler, d’écrire. C’est d’ailleurs pour cette raison que le style change au fur et à mesure que je grandis dans le livre.
Tu as une mémoire incroyable, beaucoup de situations sont toutes très détaillées…
Je suis hypermnésique de tempérament. Ça énerve les autres, d’ailleurs. L’autre jour, j’ai revu une personne que j’avais rencontrée en 1975 dans la ferme où je travaillais, elle était une amie des enfants du propriétaire, ça faisait longtemps que je ne l’avais pas revue. Et je me souvenais encore précisément de sa manière de bouger, de sa gestuelle sur le gazon, de sa façon de bouger ses jambes avant qu’elle me dise bonjour, de sa timidité… Je me souvenais de tout ! Enfin presque… Mon frère et ma sœur se souviennent de pas mal de choses, aussi, mais beaucoup, beaucoup moins que moi.
Dans le livre, tu décris aussi bien les faits que les impressions, les pensées et même les rêves…
Oui. Et je ne sais pas comment j’ai fait pour oublier ça quand j'ai écrit le livre, ce qui m’énerve encore : j’ai avec moi un cahier de rêves que j’ai commencé à écrire à la fin de mon adolescence ! Je me souvenais alors de mes rêves quand j’étais enfant et quand j’étais adolescente. Les rêves dont je me souvenais le plus sont ceux dans lesquels j’ai vraiment appris à m’envoler et à voler. J’ai perfectionné mes envols et mes atterrissages au fur et à mesure des années. Et ce cahier, je l’ai encore, mais je l’ai zappé ! J’aurais pu l’utiliser pour écrire L’insolente liberté des boutons d’or… L’important pour moi était de ne pas tricher, de ne pas mentir, de ne pas raconter n’importe quoi. Bien sûr, c’est ma vérité, je ne prétends pas du tout que c’était la vérité, mais je ne voulais pas inventer et je n’ai rien inventé. Tous les sentiments, toutes les émotions dont j’ai parlé dans le livre sont vraiment ceux que j’ai vécus.
Tu as mis au point une technique pour rêver volontairement que tu voles ?
J’ai appris à voler pendant mes rêves. Il y a une bande dessinée à ce sujet dans le livre. Évidemment, j’avais du mal à décoller et surtout, quand j’atterrissais, c’était dans les arbres, une vraie catastrophe. Et donc, au fur et à mesure des années, je décollais et atterrissais beaucoup plus facilement. J’étais super forte. À la fin, avant que j’arrête de rêver que je vole, je décollais à la verticale, comme une fusée !
Un vrai progrès scientifique !
Je me souviens d’une des dernières fois, c’était quand j’habitais ici, à Honfleur. Je me suis retrouvée au-dessus de la mer, pas l’océan Atlantique mais une mer tropicale comme on en voit dans les films, avec une écume d’une blancheur magnifique, une eau verte et bleue, de grandes plages… Et je volais à côté de goélands ! À un moment donné, j’ai compris qu’il fallait atterrir et j’ai pensé que je n’allais jamais y arriver. Mais je me suis posée avec eux sur l’écume comme ça, c’était magnifique. Je me suis alors dit : « Après un rêve comme ça, je vais forcément mourir, c’est tellement beau… » J’ai alors fait gaffe pendant toute la journée qui a suivi, je n’ai pratiquement pas traversé de rue, j’avais peur de me faire écraser ! C’est trop beau, un rêve comme ça ! Beaucoup de mes rêves, d’ailleurs, se passent en compagnie des animaux. La nuit, je passe beaucoup de temps avec eux, j’adore ça…
Ton livre accorde effectivement une présence très importante à la nature et aux animaux…
J’ai eu la chance de vivre à la campagne, dans un petit village où on allait beaucoup à la ferme. D’ailleurs, je possède un tableau dans mon salon qui montre l’autre côté de la ferme du Gravier. Il a été peint par Derulle, le peintre du village dont je parle dans le livre. On allait beaucoup dans cette ferme, on pêchait des grenouilles, on regardait les têtards, les gardons, les tanches, tout ce qui grouillait dans l’eau. Il y avait aussi les poules, les oies, les lapins, les coqs… À l’époque, presque tout le monde élevait des animaux dans les jardins : il y avait les poules pour avoir des œufs, les lapins pour les bouffer, etc. On était vraiment entourés par la nature et par les animaux. C’est une question de hauteur, en fait : quand on est enfant, on s’identifie beaucoup au chien, aux petits cochons, tout ça, parce qu’on est à la hauteur des animaux, et donc on se sent comme eux.
Tu avais tous ces souvenirs, toutes ces pensées, toutes ces impressions, tous ces sentiments, et tu t’es dit qu’il fallait les écrire…
Ce que je voulais absolument, c’est restituer pour les autres adultes – bien sûr, je ne vais pas prétendre que tous les enfants ont les mêmes pensées – ce qu’en effet la plupart d’entre eux oublient : quand on est enfant, on a une relation très particulière avec la vie, avec la mort, avec le corps, avec le mystère. Parce que, quand même, quand on arrive sur terre, c’est étourdissant ! Il faut tout comprendre, tout assimiler, et rien n’est évident. On se pose forcément des questions vertigineuses.
Ce sont ces questions-là que nous devons retrouver : tu veux les transmettre pour qu’on ne les perde pas, parce qu’elles nourrissent l’esprit…
J’ai fait ça pour que les gens se souviennent : « Mais oui, c’est vrai, quand on est enfant, on pense à tout ça… » Maintenant, je ne sais pas comment ils digèrent mon livre, j’espère au moins que ceux qui auront des enfants ou qui ont déjà des enfants regarderont leurs enfants différemment. Les enfants sont de grands philosophes et de grands poètes : qu’ils ne l’oublient jamais !
Ton livre parle de ton histoire, et puis de l’histoire de l’enfance en règle générale et des relations qu’elle a avec les adultes, de ce passage qu’elle vit en compagnie des adultes…
Oui, on peut dire que c’est peut-être partout pareil, mais j’ai vécu dans un milieu qui pourrait paraître caricatural… Dans un village, il y a vraiment des personnages : le marchand de pommes, le marchand de vélos, la sorcière, le curé, le peintre, Madame Leroux, l’épicière, tout le monde… C’est tellement imagé, surtout à l’époque ! C’est vrai qu’on ne se fondait pas dans la masse, chacun avait d’abord son style, personne n’était habillé de façon vraiment identique, comme aujourd’hui. Visuellement, les formes, les silhouettes de chacun étaient vraiment particulières. On reconnaissait de loin Untel ou Unetelle, et c’était vraiment eux, ce n’était pas des caricatures.
On était identifié…
Oui, on avait une identité. Comme j’étais dans une famille très dysfonctionnelle, tout prenait évidemment des proportions épouvantables : la nuit, un orage pouvait être terrible, le silence ou la non communication avait des proportions monstrueuses. En même temps, la présence d’une poule devenait en contrepoids énormément importante.
Avant d’écrire, tu as fait de la bande dessinée. Pourquoi ?
Mon frère et moi étions très doués en dessin, ce dont se foutaient nos parents, et je n’ai jamais pu prendre des cours de dessin. J’ai donc dessiné toute seule, essentiellement parce que je suis très, très visuelle, alors que je lis très peu à cause de mon œil qui a un fort astigmatisme. Je n’ai jamais réussi à trouver une bonne correction. Aujourd’hui, j’ai des implants avec trois dioptries différentes à chaque œil, l’opération ne s’est pas bien passé, bref, j’ai encore plus de mal à lire… Pourtant, j’ai toujours été visuelle, aimé le dessin, l’image. Au début, il a été plus facile pour moi de m’exprimer par le dessin.
Tu as très peu lu, aussi…
Hélas, oui, j’ai très peu lu. À l’école, on voyait bien que je ne lisais jamais, alors on me forçait à lire : il fallait que je lise un livre et que j’en fasse le résumé. Mais comme j’étais pas trop con, je lisais les premières pages, trois pages au milieu et trois pages à la fin et puis je résumais. Et personne ne voyait que je ne lisais pas les livres…
Tu as pu écrire quand même…
Je me rappelle très bien les livres que j’ai lus. Il y en avait un qui m’avait frappée quand j’étais jeune par la densité de son écriture. C’est quelque chose que j’ai retenu parce qu’en général, quand je lis des livres, je m’ennuie, je trouve qu’il n’y a pas de rythme, il faut trois heures pour décrire un passage de porte, c’est trop long… J’avais donc retenu la leçon de la densité de l’écriture en lisant Notre-Dame-des-fleurs de Jean Genet. Je ne me souviens pas si j’ai lu le livre en entier, mais je me souviens de la densité de son écriture et je l’avais trouvée magnifique.
Je termine avec le cinéma, forcément… Qu’est-ce que l’écriture apporte que le cinéma n’apporte pas ? Pourquoi as-tu écrit un livre de toute cette enfance et pas un film ?
J’aimerais faire un film. J’aimerais beaucoup faire un film sur mon enfance et, justement, trouver la solution, trouver l’introuvable. J’y réfléchis pas mal, mais c’est évident que c’est impossible : en film, on ferait chier tout le monde… L’écriture permet quand même d’aller jusqu’au fond de la pensée, de décrire des émotions. C’est vraiment un travail différent. D’abord, le cinéma, c’est une fuite : il y a une image, puis une autre, puis une autre, puis une autre… il y a 24 images par seconde. Un livre n’offre pas du tout la même lecture. La bande dessinée se situe un peu entre les deux, parce que c’est de l’image et du linéaire aussi, on peut faire des compositions dans une page qui sont très différentes de celles du cinéma… Le cinéma, c’est l’art de l’ellipse, vraiment. L’écriture n’a pas le même genre d’ellipse, ce n’est pas la même chose.
Tu as écrit et tourné plusieurs films dans lesquels tu as repris les mêmes thèmes que ceux de L’insolente liberté des boutons d’or…
Oui, on me le dit souvent : L’ombre du doute sur l’inceste, Le destin de Juliette sur la violence conjugale… J’ai en effet beaucoup de sujets engagés, y compris dans mes derniers courts métrages. C’est vrai que le livre, aussi, parle à sa manière de la maltraitance faite aux enfants et aux adolescents. Je suis persuadée que tant que les enfants seront maltraités, le monde sera à feu et à sang. Il faut absolument arrêter ce massacre, parce que, sinon, on sait ce que ça donne. On le sait : on connaît l’enfance des dictateurs… Et ces gens-là deviennent des fous, des malades mentaux. Quand les enfants n’arrivent pas à se sortir des maltraitances qu’on leur fait subir, ils ont une revanche et un ressentiment meurtriers. C’est pour ça qu’il faut travailler là-dessus, quand même !
Est-ce que tu écris quelque chose en ce moment ?
Je me suis beaucoup demandée si j’allais écrire un livre sur ma vie de cinéaste. Et tout d’un coup, j’ai eu l’impression que ça allait être testamentaire… Au secours, je ne vais pas mourir demain ! Plus tard, plus tard ! Je le ferais bien, quand même. En attendant, je ne vais pas écrire pour écrire. Je vais écrire que si j’en ressens la mission : j’ai la prétention de me donner des missions.
Titre paru chez Cent Mille Milliards
Nous connaissons Aline Issermann pour ses films engagés des années 1980, alors que le paysage cinématographique français demeure encore très masculin : Le destin de Juliette, paru en 1983 (déjà !), sur la violence conjugale, L’amant magnifique (1986), sur le désir féminin, L’Ombre du doute, sur l’inceste (en 1993, déjà)… Quarante ans après son premier film, Aline publie son premier livre, L’insolente liberté des boutons d’or, récit romanesque au style complètement fou de son enfance jusqu’à son départ de la maison familiale. Un monument d’écriture magnifique et audacieuse pour raconter avec la plus grande justesse l’esprit de l’enfance et le drame des violences intrafamiliales. Mais pourquoi Aline n’a-t-elle donc jamais écrit auparavant ? Quelle place occupe l’écriture dans sa vie ?
L’insolente liberté des boutons d’or raconte ton enfance, il y a un certain nombre d’années…
Je vous en prie… Je rigole, il y a un certain nombre d’années, en effet… Et ça, c’est génial, en même temps ! Franchement, c’est vrai, parce que le fait que ma petite enfance n’était pas longtemps après la guerre donne des souvenirs que peu de gens ont encore. Quand on naît dans un petit village de la Sarthe qui vivait presque encore comme avant la Seconde Guerre mondiale, on connaît effectivement une campagne qui n’existe plus, des métiers qui n’existent plus, des sons de village qui n’existent plus… tout un monde qui a complètement disparu. Et la « liberté des boutons d’or » dit que j’ai vécu à la campagne : on marchait sur les chemins en terre battue et sur les routes avec des talus débordants de coquelicots, de bleuets et de boutons-d’or, et je trouvais ça absolument magnifique. Ils étaient à notre hauteur d’enfant… Ça crée des souvenirs merveilleux.
Le livre commence avec ta naissance et se termine à la fin de ton adolescence.
Oui, ça se termine quand je me suis barrée de chez mes parents, quand je suis partie en courant, comme si une bombe explosait. Je raconte cette fin avec peut-être deux ou trois choses qui vont un peu au-delà.
Tu racontes ta petite enfance avec le ton de l’enfant, aussi…
Oui, mais ce n’est pas du tout volontaire. Ça s’est fait comme ça, c’est-à-dire que je voulais écrire ce livre depuis très longtemps et je l’attendais. Je ne voulais pas me forcer à prendre un style ou je ne sais pas quoi. D’abord parce que j’en suis bien incapable, ensuite parce que j’ai horreur des pensums, des devoirs et de me forcer à quoi que ce soit. Donc, il fallait que je m’assois et que ça vienne naturellement, que ce soit comme une évidence. Et après toutes ces années, poussée par la nécessité d’écrire ce livre, j’ai fini par m’y mettre, mais ça s’est fait tout seul, sans brouillon ni rien. Bien sûr, après, j’ai corrigé des mots, des phrases, mais je n’ai jamais cherché une manière d’écrire, c’est venu tout seul. Je suis vraiment descendue – je n’aime pas dire à la cave, le passé n’est pas sous terre ni le futur dans le ciel –, je suis vraiment allée comme un pèlerin avec ma petite lanterne dans mon passé, et j’y suis allée physiquement car c’est comme ça que j’ai trouvé la façon de parler, d’écrire. C’est d’ailleurs pour cette raison que le style change au fur et à mesure que je grandis dans le livre.
Tu as une mémoire incroyable, beaucoup de situations sont toutes très détaillées…
Je suis hypermnésique de tempérament. Ça énerve les autres, d’ailleurs. L’autre jour, j’ai revu une personne que j’avais rencontrée en 1975 dans la ferme où je travaillais, elle était une amie des enfants du propriétaire, ça faisait longtemps que je ne l’avais pas revue. Et je me souvenais encore précisément de sa manière de bouger, de sa gestuelle sur le gazon, de sa façon de bouger ses jambes avant qu’elle me dise bonjour, de sa timidité… Je me souvenais de tout ! Enfin presque… Mon frère et ma sœur se souviennent de pas mal de choses, aussi, mais beaucoup, beaucoup moins que moi.
Dans le livre, tu décris aussi bien les faits que les impressions, les pensées et même les rêves…
Oui. Et je ne sais pas comment j’ai fait pour oublier ça quand j'ai écrit le livre, ce qui m’énerve encore : j’ai avec moi un cahier de rêves que j’ai commencé à écrire à la fin de mon adolescence ! Je me souvenais alors de mes rêves quand j’étais enfant et quand j’étais adolescente. Les rêves dont je me souvenais le plus sont ceux dans lesquels j’ai vraiment appris à m’envoler et à voler. J’ai perfectionné mes envols et mes atterrissages au fur et à mesure des années. Et ce cahier, je l’ai encore, mais je l’ai zappé ! J’aurais pu l’utiliser pour écrire L’insolente liberté des boutons d’or… L’important pour moi était de ne pas tricher, de ne pas mentir, de ne pas raconter n’importe quoi. Bien sûr, c’est ma vérité, je ne prétends pas du tout que c’était la vérité, mais je ne voulais pas inventer et je n’ai rien inventé. Tous les sentiments, toutes les émotions dont j’ai parlé dans le livre sont vraiment ceux que j’ai vécus.
Tu as mis au point une technique pour rêver volontairement que tu voles ?
J’ai appris à voler pendant mes rêves. Il y a une bande dessinée à ce sujet dans le livre. Évidemment, j’avais du mal à décoller et surtout, quand j’atterrissais, c’était dans les arbres, une vraie catastrophe. Et donc, au fur et à mesure des années, je décollais et atterrissais beaucoup plus facilement. J’étais super forte. À la fin, avant que j’arrête de rêver que je vole, je décollais à la verticale, comme une fusée !
Un vrai progrès scientifique !
Je me souviens d’une des dernières fois, c’était quand j’habitais ici, à Honfleur. Je me suis retrouvée au-dessus de la mer, pas l’océan Atlantique mais une mer tropicale comme on en voit dans les films, avec une écume d’une blancheur magnifique, une eau verte et bleue, de grandes plages… Et je volais à côté de goélands ! À un moment donné, j’ai compris qu’il fallait atterrir et j’ai pensé que je n’allais jamais y arriver. Mais je me suis posée avec eux sur l’écume comme ça, c’était magnifique. Je me suis alors dit : « Après un rêve comme ça, je vais forcément mourir, c’est tellement beau… » J’ai alors fait gaffe pendant toute la journée qui a suivi, je n’ai pratiquement pas traversé de rue, j’avais peur de me faire écraser ! C’est trop beau, un rêve comme ça ! Beaucoup de mes rêves, d’ailleurs, se passent en compagnie des animaux. La nuit, je passe beaucoup de temps avec eux, j’adore ça…
Ton livre accorde effectivement une présence très importante à la nature et aux animaux…
J’ai eu la chance de vivre à la campagne, dans un petit village où on allait beaucoup à la ferme. D’ailleurs, je possède un tableau dans mon salon qui montre l’autre côté de la ferme du Gravier. Il a été peint par Derulle, le peintre du village dont je parle dans le livre. On allait beaucoup dans cette ferme, on pêchait des grenouilles, on regardait les têtards, les gardons, les tanches, tout ce qui grouillait dans l’eau. Il y avait aussi les poules, les oies, les lapins, les coqs… À l’époque, presque tout le monde élevait des animaux dans les jardins : il y avait les poules pour avoir des œufs, les lapins pour les bouffer, etc. On était vraiment entourés par la nature et par les animaux. C’est une question de hauteur, en fait : quand on est enfant, on s’identifie beaucoup au chien, aux petits cochons, tout ça, parce qu’on est à la hauteur des animaux, et donc on se sent comme eux.
Tu avais tous ces souvenirs, toutes ces pensées, toutes ces impressions, tous ces sentiments, et tu t’es dit qu’il fallait les écrire…
Ce que je voulais absolument, c’est restituer pour les autres adultes – bien sûr, je ne vais pas prétendre que tous les enfants ont les mêmes pensées – ce qu’en effet la plupart d’entre eux oublient : quand on est enfant, on a une relation très particulière avec la vie, avec la mort, avec le corps, avec le mystère. Parce que, quand même, quand on arrive sur terre, c’est étourdissant ! Il faut tout comprendre, tout assimiler, et rien n’est évident. On se pose forcément des questions vertigineuses.
Ce sont ces questions-là que nous devons retrouver : tu veux les transmettre pour qu’on ne les perde pas, parce qu’elles nourrissent l’esprit…
J’ai fait ça pour que les gens se souviennent : « Mais oui, c’est vrai, quand on est enfant, on pense à tout ça… » Maintenant, je ne sais pas comment ils digèrent mon livre, j’espère au moins que ceux qui auront des enfants ou qui ont déjà des enfants regarderont leurs enfants différemment. Les enfants sont de grands philosophes et de grands poètes : qu’ils ne l’oublient jamais !
Ton livre parle de ton histoire, et puis de l’histoire de l’enfance en règle générale et des relations qu’elle a avec les adultes, de ce passage qu’elle vit en compagnie des adultes…
Oui, on peut dire que c’est peut-être partout pareil, mais j’ai vécu dans un milieu qui pourrait paraître caricatural… Dans un village, il y a vraiment des personnages : le marchand de pommes, le marchand de vélos, la sorcière, le curé, le peintre, Madame Leroux, l’épicière, tout le monde… C’est tellement imagé, surtout à l’époque ! C’est vrai qu’on ne se fondait pas dans la masse, chacun avait d’abord son style, personne n’était habillé de façon vraiment identique, comme aujourd’hui. Visuellement, les formes, les silhouettes de chacun étaient vraiment particulières. On reconnaissait de loin Untel ou Unetelle, et c’était vraiment eux, ce n’était pas des caricatures.
On était identifié…
Oui, on avait une identité. Comme j’étais dans une famille très dysfonctionnelle, tout prenait évidemment des proportions épouvantables : la nuit, un orage pouvait être terrible, le silence ou la non communication avait des proportions monstrueuses. En même temps, la présence d’une poule devenait en contrepoids énormément importante.
Avant d’écrire, tu as fait de la bande dessinée. Pourquoi ?
Mon frère et moi étions très doués en dessin, ce dont se foutaient nos parents, et je n’ai jamais pu prendre des cours de dessin. J’ai donc dessiné toute seule, essentiellement parce que je suis très, très visuelle, alors que je lis très peu à cause de mon œil qui a un fort astigmatisme. Je n’ai jamais réussi à trouver une bonne correction. Aujourd’hui, j’ai des implants avec trois dioptries différentes à chaque œil, l’opération ne s’est pas bien passé, bref, j’ai encore plus de mal à lire… Pourtant, j’ai toujours été visuelle, aimé le dessin, l’image. Au début, il a été plus facile pour moi de m’exprimer par le dessin.
Tu as très peu lu, aussi…
Hélas, oui, j’ai très peu lu. À l’école, on voyait bien que je ne lisais jamais, alors on me forçait à lire : il fallait que je lise un livre et que j’en fasse le résumé. Mais comme j’étais pas trop con, je lisais les premières pages, trois pages au milieu et trois pages à la fin et puis je résumais. Et personne ne voyait que je ne lisais pas les livres…
Tu as pu écrire quand même…
Je me rappelle très bien les livres que j’ai lus. Il y en avait un qui m’avait frappée quand j’étais jeune par la densité de son écriture. C’est quelque chose que j’ai retenu parce qu’en général, quand je lis des livres, je m’ennuie, je trouve qu’il n’y a pas de rythme, il faut trois heures pour décrire un passage de porte, c’est trop long… J’avais donc retenu la leçon de la densité de l’écriture en lisant Notre-Dame-des-fleurs de Jean Genet. Je ne me souviens pas si j’ai lu le livre en entier, mais je me souviens de la densité de son écriture et je l’avais trouvée magnifique.
Je termine avec le cinéma, forcément… Qu’est-ce que l’écriture apporte que le cinéma n’apporte pas ? Pourquoi as-tu écrit un livre de toute cette enfance et pas un film ?
J’aimerais faire un film. J’aimerais beaucoup faire un film sur mon enfance et, justement, trouver la solution, trouver l’introuvable. J’y réfléchis pas mal, mais c’est évident que c’est impossible : en film, on ferait chier tout le monde… L’écriture permet quand même d’aller jusqu’au fond de la pensée, de décrire des émotions. C’est vraiment un travail différent. D’abord, le cinéma, c’est une fuite : il y a une image, puis une autre, puis une autre, puis une autre… il y a 24 images par seconde. Un livre n’offre pas du tout la même lecture. La bande dessinée se situe un peu entre les deux, parce que c’est de l’image et du linéaire aussi, on peut faire des compositions dans une page qui sont très différentes de celles du cinéma… Le cinéma, c’est l’art de l’ellipse, vraiment. L’écriture n’a pas le même genre d’ellipse, ce n’est pas la même chose.
Tu as écrit et tourné plusieurs films dans lesquels tu as repris les mêmes thèmes que ceux de L’insolente liberté des boutons d’or…
Oui, on me le dit souvent : L’ombre du doute sur l’inceste, Le destin de Juliette sur la violence conjugale… J’ai en effet beaucoup de sujets engagés, y compris dans mes derniers courts métrages. C’est vrai que le livre, aussi, parle à sa manière de la maltraitance faite aux enfants et aux adolescents. Je suis persuadée que tant que les enfants seront maltraités, le monde sera à feu et à sang. Il faut absolument arrêter ce massacre, parce que, sinon, on sait ce que ça donne. On le sait : on connaît l’enfance des dictateurs… Et ces gens-là deviennent des fous, des malades mentaux. Quand les enfants n’arrivent pas à se sortir des maltraitances qu’on leur fait subir, ils ont une revanche et un ressentiment meurtriers. C’est pour ça qu’il faut travailler là-dessus, quand même !
Est-ce que tu écris quelque chose en ce moment ?
Je me suis beaucoup demandée si j’allais écrire un livre sur ma vie de cinéaste. Et tout d’un coup, j’ai eu l’impression que ça allait être testamentaire… Au secours, je ne vais pas mourir demain ! Plus tard, plus tard ! Je le ferais bien, quand même. En attendant, je ne vais pas écrire pour écrire. Je vais écrire que si j’en ressens la mission : j’ai la prétention de me donner des missions.
Titre paru chez Cent Mille Milliards