La carotte et le bâton. Ce pourrait être le titre d’une fable de Jean de La Fontaine. Hélas ! Il n’en est rien. Quoique…
La guerre en Ukraine et les manifestations contre la réforme des retraites en France occupent le champ médiatique et occultent les négociations conventionnelles actuellement en cours entre l’Assurance maladie et les syndicats médicaux dont la date butoir est fixée au 28 février 2023.
Les déserts médicaux ne font plus mystère. Par contre, la terminologie officielle qui désigne ces « zones d’intervention prioritaire (ZIP) et ces zones d’action complémentaire (ZAC) déterminées par les agences régionales de santé (ARS), en fonction de leur niveau d’accessibilité potentielle localisée (APL) au médecin généraliste » demeure, pour le grand nombre d’entre nous, totalement obscure et nous impose le recours à un dictionnaire des acronymes*. À la première lecture, ils m’ont fait penser de manière nostalgique aux aventures des deux chatons « Zic & Zac. Dov’è il gomitolo ? »**, un livre en italien que je lisais à mes enfants avant le coucher.
Lors de ses vœux adressés aux « forces vives », le 30 janvier 2023, le ministre de la Santé et de la Prévention, François Braun, a promis « qu’une solution sera apportée, d’ici l’été, aux patients souffrant d’une affection longue durée (ALD) qui n’ont pas de médecin traitant ». Une promesse qu’il ne peut honorer. Alors, il se livre sans vergogne à un insupportable chantage. « C’est un scandaaâle !!!… », aurait dit Georges Marchais en son temps. Au risque de me répéter, les médecins ne sont pas à l’origine des déserts médicaux. La responsabilité en incombe à l’imprévoyance des politiques de santé menées par le passé. La coercition dont fait preuve le gouvernement témoigne de son incurie à remédier à ce mal qui gangrène l’hôpital, mais aussi la médecine de ville (et des campagnes) depuis plus d’un demi-siècle et qui s’aggrave inexorablement.
Tandis que les médecins généralistes libéraux travaillent déjà en moyenne 54 heures par semaine, le gouvernement et la Caisse nationale de l’assurance maladie, par la voix de son directeur général, leur demandent de travailler plus. Le ministre de la Santé le chante sur tous les tons : « Je veux que les Français aient accès à un médecin partout, y compris la nuit et le week-end. » Un retour au « travailler plus pour gagner plus », un relent de stakhanovisme suranné digne des ex-pays de l’Est, alors que les médecins souhaitent travailler moins pour travailler mieux. Bref, ils leur proposent un travail à mi-temps selon Coluche : « douze heures de travail, douze heures de repos ». Pour parvenir à leurs fins, ils usent et abusent de la politique de la carotte et du bâton, mais sans la carotte ! Pis, ils cherchent à imposer aux médecins de nouvelles contraintes. Ainsi est-il promis, en plus de la ridicule revalorisation du tarif de la consultation médicale de 1,5 euro, d’autres rémunérations liées à l’acceptation d’un Contrat d’engagement territorial (CET) déjà renommé « ET » (engagement territorial). Le délire technocratique bat son plein et ne connaît aucune limite. Cela ne change absolument rien à l’histoire : une nouvelle usine à gaz en perspective. Les médecins ont manifesté leur opposition aux forfaits. Qu’à cela ne tienne : si l’on supprime la ROSP (rémunérations sur objectifs de santé publique) tant décriée, on la remplace ipso facto par un nouveau dispositif, le « forfait sur la prévention primaire et secondaire » (FPSS) tout aussi fuligineux. On est loin du choc d’attractivité susceptible de motiver les jeunes médecins à s’orienter vers la médecine générale et pallier les déserts médicaux.
Curieusement et paradoxalement, le président de la République, d’obédience ultralibérale, tente par tous les moyens « d’étatiser la médecine générale ». L’harmonisation européenne n’est pas de mise quant aux honoraires médicaux. Rappelons le caractère incontournable de la médecine générale dans le système de soins français et son importance : plus de 230 millions de consultations réalisées chaque année. Un chiffre éloquent qui n’entre pas en ligne de compte dans les actuelles négociations. Au contraire, en échange d’une « revalorisation » de leurs honoraires qui demeurent en deçà de l’inflation, mais conformes à l’odieux « donnant donnant » que le ministre de la Santé distille à l’envi dans tous les médias, les médecins sont sommés de travailler plus et de s’adonner à la multiplication des actes ; ils sont enjoints d’accroître leur patientèle et d’augmenter leur file active (nombre total de patients pris en charge au cours de l’année), obligés d’ouvrir leur cabinet le samedi matin — 24 samedis par an — ou 50 semaines par an ; et ce n’est pas fini, ils doivent aussi participer à la permanence des soins ambulatoires (PDSA) — sans repos compensateur — et assurer en plus de leur planning déjà surchargé des consultations supplémentaires dans le cadre des soins non programmés régulés par le centre 15. Un insolent défi au Code du travail. Manifestement, l’exécutif et le directeur de l’Assurance maladie oublient que l’esclavage a été aboli en 1848. Ils ignorent également qu’un médecin sur deux est en situation d’épuisement professionnel et n’ont cure de savoir que le taux de suicide est 2,5 fois plus important chez les médecins que dans la population générale — sensiblement le même que celui des agriculteurs.
Le ministre de la Santé, François Braun, répète à qui mieux mieux : « Mon objectif, c’est de répondre aux besoins de santé de la population », en précisant toutefois entendre « la colère » des praticiens. Il y a de quoi en douter. Les médecins s’accordent à penser qu’il fait plutôt la sourde oreille… L’heure est grave ! Le démantèlement de la médecine générale ne fait que commencer. Pour preuve, même le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) a participé à la manifestation organisée le 14 février dernier pour protester contre la proposition de loi (PPL) Rist, actuellement discutée au Sénat.
Au cours de ces négociations conventionnelles a-t-on une seule fois entendu parler de la relation médecin-patient ? Ou encore de la participation des médecins à un groupe Balint dont il est prouvé qu’elle est essentielle à l’amélioration de la qualité des soins ? Non ! Les agences régionales de santé (ARS) qui font la pluie et le beau temps sur les territoires préfèrent donner leur bénédiction à l’installation de cabines de téléconsultations : une offre de soins a minima, une médecine ponctuelle, symptomatique, qui fait fi de l’examen clinique et surtout qui n’assure aucun suivi pour les patients atteints de maladies chroniques. Je n’ose même pas évoquer le cas particulier des personnes âgées ou des patients en fin de vie à domicile. Une gestion de l’aigu pour ne pas saturer les services d’urgences, une des préoccupations essentielles du locataire de l’avenue Duquesne, ex-urgentiste. Une médecine au rabais exercée par des médecins qui se trouveront à brève échéance ubérisés. Bientôt, dans certaines villes, les cabines de téléconsultations seront plus nombreuses que les médecins en présentiel. C’est triste à pleurer. L’abomination de la désolation.
Dans le même temps, cherchez l’erreur, dans d’autres pays, on favorise le « travailler moins pour travailler mieux » : « 92 % des entreprises britanniques qui s’étaient engagées à essayer la semaine de quatre jours en juin dernier veulent continuer sur cette voie. Les chiffres sont éloquents : un taux de burn-out en baisse de 71 %, un taux de départ de l’entreprise réduit de 57 %, une réduction de 65 % du nombre de jours d’arrêt maladie, des niveaux d’anxiété, de fatigue et de problèmes de sommeil en chute libre. Une grande partie des 2 900 salariés concernés décrivent un meilleur équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle, une plus grande satisfaction sur leurs relations personnelles. »***
Cependant, rien n’oblige les médecins à se soumettre au diktat du ministre de la Santé et du directeur de l’Assurance maladie ni à vendre leur âme pour quelques subsides. A contrario, ne serait-il pas grand temps de s’indigner, de se rebeller et de s’inscrire en faux quant à leur conception délétère de la médecine ?
« Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence L’état de notre conscience ».****
I’m a poor lonesome doctor…
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* https://www.urps-med-aura.fr/dictionnaire-des-acronymes/
** Zic & Zac. Où est la pelote ?
**** Jean de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste, Fables, Livre VII, 1 (1678).